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Marion dort dans son siĂšge auto, le pouce au bord des lĂšvres. Lucie est roulĂ©e en boule Ă cĂŽtĂ©. Je regarde mon beau-pĂšre. Il se tient droit. Ses mains agrippent le volant. Il nâa pas dit un seul mot depuis que nous sommes partis. Je vois son profil quand nous croisons les feux dâune autre voiture. Je crois quâil est aussi malheureux que moi. Quâil est fatiguĂ©. Quâil est déçu. Il sent mon regard - Pourquoi tu ne dors pas ? Tu devrais dormir tu sais, tu devrais abaisser ton siĂšge et tâendormir. La route est encore longue⊠- Je ne peux pas, je lui rĂ©ponds, je veille sur vous. Il me sourit. Câest Ă peine un sourire. - Non⊠câest moi. Et nous retournons dans nos pensĂ©es. Et je pleure derriĂšre mes mains. 2. Nous sommes garĂ©s devant une station-service. Je profite de son absence pour interroger mon portable. Aucun message. Bien sĂ»r. Suis-je bĂȘte. Suis-je bĂȘte⊠Jâallume la radio, je lâĂ©teins. Il revient. - Tu veux y aller ? Tu veux quelque chose ? Jâacquiesce. Je me trompe de bouton, mon gobelet se remplit dâun liquide Ă©cĆurant que je jette aussitĂŽt. Dans la boutique, jâachĂšte un paquet de couches pour Lucie et une brosse Ă dents pour moi. Il refuse de dĂ©marrer tant que je nâai pas baissĂ© mon dossier. Jâai rouvert les yeux quand il a coupĂ© le moteur. - Ne bouge pas. Reste lĂ avec les filles tant quâil fait encore chaud. Je vais brancher les radiateurs Ă©lectriques dans votre chambre. Je reviendrai vous chercher. Encore priĂ© mon portable. Ă quatre heures du matin⊠Suis-je bĂȘte. 3. Impossible de me rendormir. Nous sommes toutes les trois couchĂ©es dans le lit de la grand-mĂšre dâAdrien. Celui qui grince affreusement. CâĂ©tait le nĂŽtre. Nous faisions lâamour en remuant le moins possible. Toute la maison savait quand vous bougiez un bras ou une jambe. Je me souviens des sous-entendus de Christine lorsque nous Ă©tions descendus le premier matin. Nous rougissions au-dessus de nos bols et nous nous tenions la main sous la table. Nous avions retenu la leçon. Nous nous prenions le plus discrĂštement du monde. Je sais quâil va revenir dans ce lit avec une autre que moi, et quâavec elle aussi, il soulĂšvera ce gros matelas et le jettera par terre quand ils nâen pourront plus. 4. Câest Marion qui nous rĂ©veille. Elle fait courir sa poupĂ©e sur lâĂ©dredon en racontant une histoire de sucettes envolĂ©es. Lucie touche mes cils Tes yeux sont tout collĂ©s. » Nous nous habillons sous les draps parce quâil fait trop froid dans la chambre. Le lit qui gĂ©mit les fait rire. Mon beau-pĂšre a allumĂ© un feu dans la cuisine. Je lâaperçois au fond du jardin qui cherche des bĂ»ches sous lâappentis. Câest la premiĂšre fois que je me retrouve seule avec lui. Je ne me suis jamais sentie Ă lâaise en sa compagnie. Trop distant. Trop mutique. Et puis tout ce quâAdrien mâen a dit, la difficultĂ© de grandir sous son regard, sa duretĂ©, ses colĂšres, les galĂšres de lâĂ©cole. Pareil avec Suzanne. Je nâai jamais rien vu dâaffectueux entre eux. Pierre nâest pas trĂšs dĂ©monstratif, mais je sais ce quâil Ă©prouve pour moi », mâavait-elle confiĂ© un jour alors que nous parlions dâamour en Ă©queutant les haricots. Je hochais la tĂȘte mais je ne comprenais pas. Je ne comprenais pas cet homme qui sâĂ©conomisait et rĂ©frĂ©nait ses Ă©lans. Ne rien montrer de peur de se sentir affaibli, je nâai jamais pu comprendre ça. Chez moi, on se touche et on sâembrasse comme on respire. Je me souviens dâune soirĂ©e houleuse dans cette cuisine⊠Ma belle-sĆur Christine se plaignait des profs de ses enfants, les disait incompĂ©tents et bornĂ©s. De lĂ , la conversation avait glissĂ© sur lâĂ©ducation en gĂ©nĂ©ral et puis la leur en particulier. Et le vent avait tournĂ©. Insidieusement. La cuisine sâĂ©tait transformĂ©e en tribunal. Adrien et sa sĆur en procureurs, et, dans le box des accusĂ©s, leur pĂšre. Quels moments pĂ©nibles⊠Si encore la marmite avait explosĂ©, mais non. Les aigreurs avaient Ă©tĂ© refoulĂ©es et lâon avait Ă©vitĂ© le gros clash en se contentant de lancer quelques piques assassines. Comme toujours. Comment cela eĂ»t-il Ă©tĂ© possible de toute façon ? Mon beau-pĂšre refusait de descendre dans lâarĂšne. Il Ă©coutait les remarques acerbes de ses enfants sans jamais y rĂ©pondre. Vos critiques glissent sur moi comme sur les plumes dâun canard », concluait-il toujours en souriant et avant de prendre congĂ©. Cette fois pourtant, la discussion avait Ă©tĂ© plus Ăąpre. Je revois encore son visage crispĂ©, ses mains refermĂ©es sur la carafe dâeau comme sâil avait voulu la briser sous nos yeux. Jâimaginais toutes ces paroles quâil ne prononcerait jamais et jâessayais de comprendre. Que saisissait-il exactement ? Ă quoi pensait-il quand il Ă©tait seul ? Et comment Ă©tait-il dans lâintimitĂ© ? En dĂ©sespoir de cause, Christine sâĂ©tait tournĂ©e vers moi - Et toi, ChloĂ©, quâest-ce que tu dis de tout ça ? JâĂ©tais fatiguĂ©e, je voulais que cette soirĂ©e se termine. Jâen avais eu ma dose de leurs histoires de famille. - Moi⊠avais-je ajoutĂ© pensive, moi, je crois que Pierre ne vit pas parmi nous, je veux dire pas vraiment, je crois que câest une espĂšce de Martien perdu dans la famille Dippel⊠Les autres avaient haussĂ© les Ă©paules et sâĂ©taient dĂ©tournĂ©s. Mais pas lui. Lui avait relĂąchĂ© la carafe et son visage sâĂ©tait ouvert pour me sourire. CâĂ©tait la premiĂšre fois que je le voyais sourire de cette maniĂšre. La derniĂšre aussi peut-ĂȘtre. Il me semble quâune certaine complicitĂ© est nĂ©e ce soir-là ⊠Quelque chose de trĂšs tĂ©nu. Jâavais essayĂ© de le dĂ©fendre comme je pouvais, mon drĂŽle de Martien aux cheveux gris qui sâavance maintenant vers la porte de la cuisine en poussant devant lui une brouette pleine de bois. - Ăa va ? Tu nâas pas froid ? - Ăa va, ça va, je vous remercie. - Et les petites ? - Elles regardent leurs dessins animĂ©s. - Il y a des dessins animĂ©s Ă cette heure-lĂ ? - Pendant les vacances scolaires, il y en a tous les matins. - Ah⊠parfait. Tu as trouvĂ© le cafĂ© ? - Oui, oui, merci. - Et toi, ChloĂ© ? Ă propos de vacances, tu ne dois pas⊠- Appeler ma boĂźte ? - Oui, enfin, je nâen sais rien. - Si, si, je vais le faire, je⊠Je me suis remise Ă pleurer. Mon beau-pĂšre a baissĂ© les yeux. Il enlevait ses gants. - Excuse-moi, je me mĂȘle de ce qui ne me regarde pas. - Non, non, câest pas ça, câest juste que⊠Je me sens perdue. Je suis complĂštement perdue⊠Je⊠vous avez raison, je vais appeler mon chef. - Qui est-ce, ton chef ? - Une amie, enfin je crois, je vais voir⊠Jâai attachĂ© mes cheveux avec un vieux chouchou de Lucie qui traĂźnait dans ma poche. - Tu nâas quâĂ lui dire que tu prends quelques jours de repos pour tâoccuper de ton vieux beau-pĂšre acariĂątre⊠suggĂ©ra-t-il. - Oui⊠Je vais dire acariĂątre et impotent. Ăa fait plus sĂ©rieux. Il souriait en soufflant sur sa tasse. Laure nâĂ©tait pas lĂ . Jâai bafouillĂ© trois mots Ă son assistante qui avait un appel sur lâautre ligne. Aussi appelĂ© chez moi. ComposĂ© le code du rĂ©pondeur. Des messages sans importance. Quâallais-je donc imaginer ? Et de nouveau, les larmes sont venues. Mon beau-pĂšre est entrĂ© et reparti aussitĂŽt. Je me disais Allez, il faut pleurer une bonne fois pour toutes. Tarir les larmes, presser lâĂ©ponge, essorer ce grand corps triste et puis tourner la page. Penser Ă autre chose. Mettre un pied devant lâautre et tout recommencer. » On me lâa dit cent fois. Mais pense Ă autre chose. La vie continue. Pense Ă tes filles. Tu nâas pas le droit de te laisser aller. Secoue-toi. Oui, je sais, je le sais bien, mais comprenez-moi je nây arrive pas. Dâabord quâest-ce que ça veut dire, vivre ? Quâest-ce que ça veut dire ? Mes enfants, mais quâai-je Ă leur offrir ? Une maman qui boite ? Un monde Ă lâenvers ? Je veux bien me lever le matin, mâhabiller, me nourrir, les habiller, les nourrir, tenir jusquâau soir et les coucher en les embrassant. Je peux le faire. Tout le monde peut. Mais pas plus. De grĂące. Pas plus. - Maman ! - Oui, ai-je rĂ©pondu en me mouchant dans ma manche. - Maman ! - Je suis lĂ , je suis là ⊠Lucie se tenait devant moi, en chemise de nuit sous son manteau. Elle faisait tourner sa Barbie en la tenant par les cheveux. - Tu sais ce quâil a dit Papy ? - Non ? - Il a dit quâon irait manger au McDonaldâs. - Je ne te crois pas, ai-je rĂ©pondu. - Eh bien si, câest vrai ! Câest mĂȘme lui qui nous lâa dit. - Quand ? - Tout Ă lâheure. - Mais je croyais quâil dĂ©testait ça le McDo⊠- Nan, il dĂ©teste pas ça. Il a dit quâon ferait les courses et quâaprĂšs, on irait tous au McDonaldâs, mĂȘme toi, mĂȘme Marion, mĂȘme moi et mĂȘme lui ! Elle a pris ma main pendant que nous montions les escaliers. - Tu sais que jâen ai presque pas des habits ici. On les a tous oubliĂ©s Ă Paris⊠- Câest vrai, ai-je admis, on a tout oubliĂ©. - Alors tu sais ce quâil a dit Papy ? - Non. - Il a dit Ă Marion et Ă moi quâil allait nous en acheter quand on ferait des courses. Des habits quâon pourrait choisir nous-mĂȘmes⊠- Ah bon ? Je changeais Marion en lui chatouillant le ventre. Pendant ce temps, Lucie, assise au bord du lit, continuait dâaller lentement lĂ oĂč elle voulait en venir. - Et il a dit quâil Ă©tait dâaccord⊠- Dâaccord pour quoi ? - Dâaccord pour tout ce que je lui ai demandé⊠Malheur. - Tu lui as demandĂ© quoi ? - Des habits de Barbie. - Pour ta Barbie ? - Pour ma Barbie et pour moi. Les mĂȘmes pour nous deux ! - Tu veux dire ces horreurs de tee-shirts qui brillent ! ? - Oui, et mĂȘme tout ce qui va avec le jean rose, les baskets roses avec marquĂ© Barbie dessus, les chaussettes avec le petit nĆud⊠Tu sais⊠là ⊠Le petit nĆud derriĂšre⊠Elle me dĂ©signait sa cheville. Je reposais Marion. - Souperrrbe, lui ai-je dit, tout vas ĂȘtrre soupperrrrrrrrrbe ! ! ! Sa bouche se tordait. - De toute façon, tous les trucs beaux, tu les trouves moches⊠Je riais, jâembrassais son adorable moue. Elle enfilait sa robe en rĂȘvant. - Je vais ĂȘtre belle, hein ? - Tu es dĂ©jĂ belle, ma puce, tu es dĂ©jĂ trĂšs trĂšs belle. - Oui, mais lĂ , encore plus⊠- Tu crois que câest possible ? Elle a rĂ©flĂ©chi. - Oui, je crois⊠- Allez, tourne-toi. Les filles, quelle belle invention, pensais-je en la coiffant, quelle belle invention⊠5. Alors que nous faisions la queue devant les caisses, mon beau-pĂšre mâa avouĂ© quâil nâavait pas mis les pieds dans une grande surface depuis plus de dix ans. Jâai pensĂ© Ă Suzanne. Toujours toute seule derriĂšre son chariot. Toujours toute seule partout. AprĂšs leurs nuggets, les filles ont jouĂ© dans une espĂšce de cage remplie de boules multicolores. Un jeune homme leur avait demandĂ© dâenlever leurs chaussures et je tenais les monstrueuses baskets Youâre a Barbie girl ! » de Lucie sur mes genoux. Le pire, câĂ©tait cette espĂšce de talon compensĂ© transparent⊠- Comment avez-vous pu acheter des horreurs pareilles ? - Ăa lui fait tellement plaisir⊠Jâessaie de ne pas refaire les mĂȘmes erreurs avec la nouvelle gĂ©nĂ©ration⊠Tu vois, câest comme cet endroit⊠Jamais je ne serais venu ici avec Christine et Adrien si ça avait Ă©tĂ© possible il y a trente ans. Jamais ! Et pourquoi, me dis-je aujourdâhui, pourquoi les avoir privĂ©s de ce genre de plaisir ? Quâest-ce que ça mâaurait coĂ»tĂ© aprĂšs tout ? Un mauvais quart dâheure ? Quâest-ce quâun mauvais quart dâheure comparĂ© aux visages Ă©carlates de tes gamines ? - Jâai tout fait Ă lâenvers, ajouta-t-il en secouant la tĂȘte, et mĂȘme ce foutu sandwich, je le tiens Ă lâenvers, non ? Il avait de la mayonnaise plein le pantalon. - ChloĂ© ? - Oui. - Je voudrais que tu manges⊠Excuse-moi de te parler comme Suzanne mais tu nâas rien mangĂ© depuis hier⊠- Je nây arrive pas. Il sâĂ©tait repris. - Comment veux-tu manger une cochonnerie pareille de toute façon ? ! Qui peut manger ça ? Hein ? Dis-le-moi. Qui ? Personne ! Jâessayais de sourire. - Bon, je te permets de faire la diĂšte encore maintenant, mais ce soir, fini ! Ce soir, câest moi qui prĂ©pare le dĂźner et tu seras obligĂ©e dây faire honneur, câest compris ? - Câest compris. - Et ça ? Ăa se mange comment, ce truc de cosmonaute ? Il me dĂ©signait une improbable salade dans un shaker en plastique. Nous avons passĂ© le reste de lâaprĂšs-midi dans le jardin. Les filles papillonnaient autour de leur grand-pĂšre qui sâĂ©tait mis en tĂȘte de rafistoler la vieille balançoire. Je les regardais de loin, assise sur les marches du perron. Il faisait froid, il faisait beau. Le soleil brillait Ă travers leurs cheveux et je les trouvais jolies. Je pensais Ă Adrien. QuâĂ©tait-il en train de faire ? OĂč Ă©tait-il Ă cet instant prĂ©cis ? Et avec qui ? Et notre vie, Ă quoi allait-elle ressembler ? Chaque pensĂ©e me tirait un peu plus vers le fond. JâĂ©tais si fatiguĂ©e. Jâai fermĂ© les yeux. Je rĂȘvais quâil arrivait. On entendait le bruit dâun moteur dans la cour, il sâasseyait prĂšs de moi, il mâembrassait et posait un doigt sur ma bouche pour faire une surprise aux filles. Je peux encore sentir sa douceur dans mon cou, sa voix, sa chaleur, lâodeur de sa peau, tout est lĂ . Tout est là ⊠Il suffit dây penser. Au bout de combien de temps oublie-t-on lâodeur de celui qui vous a aimĂ©e ? Et quand cesse-t-on dâaimer Ă son tour ? Quâon me tende un sablier. La derniĂšre fois que nous nous sommes enlacĂ©s, câĂ©tait moi qui lâembrassais. CâĂ©tait dans lâascenseur de la rue de Flandre. Il sâĂ©tait laissĂ© faire. Pourquoi ? Pourquoi sâĂ©tait-il laissĂ© embrasser par une femme quâil nâaimait plus ? Pourquoi mâavoir donnĂ© sa bouche ? Et ses bras ? Ăa nâa pas de sens. La balançoire est rĂ©parĂ©e. Pierre me jette un coup dâĆil. Je tourne la tĂȘte. Je nâai pas envie de croiser son regard. Jâai froid, de la morve plein les lĂšvres et puis je dois aller chauffer la salle de bains. 6. - Quâest-ce que je peux faire pour vous aider ? Il avait nouĂ© un torchon autour de ses hanches. - Lucie et Marion sont couchĂ©es ? - Oui. - Elles nâauront pas froid ? - Non, non, elles sont trĂšs bien. Dites-moi plutĂŽt ce que je peux faire⊠- Tu pourrais pleurer sans que je mâen trouve mortifiĂ© pour une fois⊠Ăa me ferait du bien de te voir pleurer sans raison. Tiens, coupe-moi ça, ajouta-t-il en me tendant trois oignons. - Vous trouvez que je pleure trop ? - Oui. Silence. Jâai attrapĂ© la planche en bois prĂšs de lâĂ©vier et je me suis assise en face de lui. Son visage Ă©tait de nouveau contractĂ©. On entendait seulement les bruits du feu. - Ce nâest pas ce que jâai voulu dire⊠- Pardon ? - Ce nâest pas ce que jâai voulu dire, je ne pense pas que tu pleures trop, je suis juste accablĂ©. Tu es si mignonne quand tu souris⊠- Tu veux boire quelque chose ? Jâai hochĂ© la tĂȘte. - On va attendre quâil se rĂ©chauffe un peu, ce serait dommage⊠Tu veux un Bushmills, en attendant ? - Non merci. - Et pourquoi ? - Je nâaime pas le whisky. - Malheureuse ! Ăa nâa rien Ă voir ! GoĂ»te-moi ça⊠Jâai portĂ© le verre Ă mes lĂšvres et jâai trouvĂ© ça infĂąme. Je nâavais rien mangĂ© depuis des jours, jâĂ©tais ivre. Mon couteau glissait sur la peau des oignons et ma nuque sâĂ©tait volatilisĂ©e. Jâallais me couper un doigt. JâĂ©tais bien. - Il est bon, hein ? Câest Patrick Frendall qui me lâa offert pour mes soixante ans. Tu te souviens de Patrick Frendall ? - Euh⊠non. - Si, si, je crois que tu lâas dĂ©jĂ vu ici, tu ne te souviens pas ? Un type immense avec des bras gigantesques⊠- Celui qui avait lancĂ© Lucie dans les airs jusquâĂ ce quâelle manque de vomir ? - Exact, rĂ©pondit Pierre en me resservant un verre. - Oui, je me souviens⊠- Je lâaime beaucoup, je pense Ă lui trĂšs souvent⊠Câest Ă©trange, je le considĂšre comme lâun de mes meilleurs amis alors que je le connais Ă peine⊠- Vous avez des meilleurs amis, vous ? - Pourquoi tu me demandes ça ? - Comme ça. Enfin⊠Je nâen sais rien. Je ne vous ai jamais entendu en parler. Mon beau-pĂšre sâappliquait sur ses rondelles de carottes. Câest toujours amusant de regarder un homme qui fait la cuisine pour la premiĂšre fois de sa vie. Cette façon de suivre la recette Ă la virgule prĂšs comme si Ginette Mathiot Ă©tait une dĂ©esse trĂšs susceptible. - Il y a marquĂ© couper les carottes en rondelles de taille moyenne », tu crois que ça ira comme ça ? - Câest parfait ! Je riais. Sans nuque, ma tĂȘte dodelinait sur mes Ă©paules. - Merci⊠OĂč en Ă©tais-je dĂ©jĂ ? Ah oui, mes amis⊠En fait, jâen ai eu trois⊠Patrick, que jâai connu pendant un voyage Ă Rome. Une bondieuserie de ma paroisse⊠Mon premier voyage sans les parents⊠Jâavais quinze ans. Je ne comprenais rien de ce que me baragouinait cet Irlandais qui faisait deux fois ma taille mais nous nous sommes acoquinĂ©s tout de suite. Il avait Ă©tĂ© Ă©levĂ© par les gens les plus catholiques du monde, je sortais tout juste de lâĂ©touffoir familial⊠Deux jeunes chiens lĂąchĂ©s dans la Ville Ă©ternelle⊠Quel pĂšlerinage !⊠Il en frissonnait encore. Il faisait revenir les oignons et les carottes dans une cocotte avec des morceaux de poitrine fumĂ©e, ça sentait trĂšs bon. - Et puis Jean ThĂ©ron, que tu connais, et mon frĂšre, Paul, que tu nâas jamais vu puisquâil est mort en 56⊠- Vous considĂ©riez votre frĂšre comme votre meilleur ami ? - Il Ă©tait plus que ça encore⊠Toi, ChloĂ©, telle que je te connais, tu lâaurais adorĂ©. CâĂ©tait un garçon fin, drĂŽle, attentif aux uns et aux autres, toujours gai. Il peignait⊠Je te montrerai ses aquarelles demain, elles sont dans mon bureau. Il connaissait le chant de tous les oiseaux. Il Ă©tait taquin sans jamais blesser personne. CâĂ©tait un garçon charmant. Vraiment charmant. Dâailleurs tout le monde lâadorait⊠- De quoi est-il mort ? Mon beau-pĂšre sâĂ©tait retournĂ©. - Il est allĂ© en Indochine. Il en est revenu malade et Ă moitiĂ© fou. Il est mort de la tuberculose le 14 juillet 1956. -⊠- Inutile de te dire quâaprĂšs ça, mes parents nâont plus jamais regardĂ© un seul dĂ©filĂ© de leur vie. Les bals et les feux dâartifice aussi, pour eux, câĂ©tait terminĂ©. Il ajoutait les morceaux de viande et les tournait dans tous les sens pour les faire dorer. - Le pire, vois-tu, câest quâil Ă©tait engagĂ© volontaire⊠à cette Ă©poque, il faisait des Ă©tudes. Il Ă©tait brillant. Il voulait travailler Ă lâ Il aimait les arbres et les oiseaux. Il nâaurait pas dĂ» aller lĂ -bas. Il nâavait aucune raison dây aller. Aucune. CâĂ©tait un homme doux, pacifiste, qui citait Giono et qui⊠- Alors pourquoi ? - Ă cause dâune fille. Un chagrin dâamour bĂȘta. Nâimporte quoi, mĂȘme pas une fille dâailleurs, une gamine. Une histoire absurde. En mĂȘme temps que je te dis ça et Ă chaque fois que jây pense, je suis effondrĂ© par lâinanitĂ© de nos vies. Un bon garçon qui part Ă la guerre Ă cause dâune demoiselle boudeuse, câest grotesque. On lit ça dans les romans de gare. Câest bon pour les mĂ©los, des histoires pareilles ! - Elle ne lâaimait pas ? - Non. Mais Paul en Ă©tait fou. Il lâadorait. Il la connaissait depuis quâelle avait douze ans, lui Ă©crivait des lettres quâelle ne devait mĂȘme pas comprendre. Il est parti Ă la guerre comme on crĂąne. Pour quâelle voie quel homme câĂ©tait ! La veille de son dĂ©part encore, il fanfaronnait, cet Ăąne Quand elle vous la rĂ©clamera, ne lui donnez pas mon adresse tout de suite, je veux que ce soit moi qui lui Ă©crive le premier⊠» Et trois mois plus tard, elle se fiançait au fils du boucher de la rue de Passy. Il a secouĂ© une dizaine dâĂ©pices diffĂ©rentes, tout ce quâil a pu trouver dans les placards. Je ne sais pas ce que Ginette en aurait pensé⊠- Un grand garçon falot qui passait ses journĂ©es Ă dĂ©sosser des morceaux de viande dans lâarriĂšre-boutique de son pĂšre. Quel choc pour nous, tu imagines. Elle avait Ă©conduit notre Paul pour ce grand dadais. Il Ă©tait lĂ -bas, Ă lâautre bout du monde, il Ă©tait probablement en train de penser Ă elle, de lui composer des vers, cet idiot, et elle, elle ne songeait quâaux sorties du samedi soir avec ce lourdaud qui avait le droit dâemprunter la voiture de son papa. Une FrĂ©gate bleu ciel, je me souviens⊠Bien sĂ»r, elle Ă©tait libre de ne pas lâaimer, bien sĂ»r, mais Paul Ă©tait trop exaltĂ©, il ne pouvait rien faire sans bravoure, sans⊠sans brio. Quel gĂąchis⊠- Et ensuite ? - Ensuite, rien. Paul est revenu et ma mĂšre a changĂ© de boucher. Il a passĂ© beaucoup de temps dans cette maison dont il ne sortait presque plus. Il dessinait, il lisait, se plaignait de ne plus pouvoir dormir. Il souffrait beaucoup, toussait sans cesse, et puis il est mort. Ă vingt et un ans. - Vous nâen parlez jamais⊠- Non. - Pourquoi ? - Jâaimais en parler avec des gens qui lâavaient connu, câĂ©tait plus simple⊠Jâai Ă©cartĂ© ma chaise de la table. - Je vais mettre le couvert. OĂč voulez-vous dĂźner ? - Ici, dans la cuisine, câest trĂšs bien. Il a Ă©teint la grande lumiĂšre et nous nous sommes assis lâun en face de lâautre. - Câest dĂ©licieux. - Tu le penses vraiment ? Il me semble que câest un peu cuit, non ? - Non, non, je vous assure, câest parfait. - Tu es trop bonne. - Câest votre vin qui est bon. Parlez-moi de Rome⊠- De la ville ? - Non, de ce pĂšlerinage⊠Comment Ă©tiez-vous quand vous aviez quinze ans ? - Oh⊠Comment jâĂ©tais ? JâĂ©tais le garçon le plus niais du monde. Jâessayais de suivre les grandes enjambĂ©es de Frendall. Je tirais la langue, lui parlais de Paris, du Moulin-Rouge, affirmais nâimporte quoi, mentais effrontĂ©ment. Il riait, rĂ©pondait des choses que je ne comprenais pas non plus et je riais Ă mon tour. Nous passions notre temps Ă voler des piĂšces dans les fontaines et Ă ricaner dĂšs que nous croisions une personne du sexe opposĂ©. Nous Ă©tions vraiment pathĂ©tiques quand jây repense⊠Je ne me souviens plus aujourdâhui du but de ce pĂšlerinage. Il y avait sĂ»rement une bonne cause Ă la clĂ©, une intention de priĂšre, comme on dit⊠Je ne sais plus⊠Ce fut pour moi une Ă©norme bouffĂ©e dâoxygĂšne. Ces quelques jours ont changĂ© ma vie. Jâavais dĂ©couvert le goĂ»t de la libertĂ©. CâĂ©tait comme de⊠Je te ressers ? - Volontiers. - Il fallait voir le contexte aussi⊠Nous venions de faire semblant de gagner une guerre. Le fond de lâair Ă©tait plein dâaigreur. Nous ne pouvions Ă©voquer quelquâun, un voisin, un commerçant, les parents dâun camarade, sans que mon pĂšre le range aussitĂŽt dans un petit tiroir dĂ©lateur ou dĂ©noncĂ©, lĂąche ou bon Ă rien. CâĂ©tait affreux. Tu ne peux pas lâimaginer, mais crois-moi, câest affreux pour des gosses⊠Dâailleurs nous ne lui adressions plus la parole⊠ou si peu⊠Le minimum filial probablement⊠Un jour quand mĂȘme, je lui ai demandĂ© Si elle Ă©tait si moche votre humanitĂ©, pourquoi vous vous ĂȘtes battus pour elle alors ? » - Quâest-ce quâil a rĂ©pondu ? - Rien⊠du mĂ©pris. - Merci, merci, câest trop ! - Je vivais au premier Ă©tage dâun immeuble tout gris, au fin fond du seiziĂšme arrondissement. CâĂ©tait dâun triste⊠Mes parents nâavaient pas les moyens dâhabiter lĂ , mais il y avait le prestige de lâadresse tu comprends. Le seiziĂšme ! Nous Ă©tions Ă lâĂ©troit dans un appartement sinistre oĂč le soleil nâentrait jamais et ma mĂšre dĂ©fendait quâon ouvre les fenĂȘtres parce quâil y avait un dĂ©pĂŽt dâautobus juste en dessous. Elle craignait que ses rideaux ne⊠ne devinssent noirs⊠oh, oh, ce gentil bordeaux me fait conjuguer les verbes Ă lâimparfait du subjonctif, câest Ă©tonnant ! Je mâennuyais affreusement. JâĂ©tais trop jeune pour intĂ©resser mon pĂšre et ma mĂšre papillonnait. Elle sortait beaucoup. âDu temps consacrĂ© Ă la paroisseâ, disait-elle en levant les yeux au ciel. Elle en faisait trop, sâagaçait de la bĂȘtise de certaines femmes pieuses quâelle inventait de toutes piĂšces, enlevait ses gants, les jetait sur la console de lâentrĂ©e comme on rendrait enfin son tablier, soupirait, virevoltait, jacassait, mentait, sâembrouillait quelquefois. Nous la laissions dire. Paul lâappelait Sarah Bernhardt et mon pĂšre reprenait la lecture de son Figaro sans faire de commentaires quand elle quittait la piĂšce⊠Des pommes de terre ? - Non merci. - JâĂ©tais demi-pensionnaire Ă Janson-de-Sailly. JâĂ©tais aussi gris que mon immeuble. Je lisais CĆurs vaillants et les aventures de Flash Gordon. Je jouais au tennis avec les fils Mortellier tous les jeudis. Je⊠JâĂ©tais un enfant trĂšs sage et sans aucun intĂ©rĂȘt. Je rĂȘvais de prendre lâascenseur et de monter au sixiĂšme Ă©tage pour voir⊠Tu parles dâune aventure⊠Monter au sixiĂšme Ă©tage ! Quel benĂȘt, je te jure⊠Jâattendais Patrick Frendall. Jâattendais le Pape ! Il sâĂ©tait levĂ© pour activer le feu. - Enfin⊠Ce nâĂ©tait pas la rĂ©volution⊠Une rĂ©crĂ©ation tout au plus. Jâai toujours cru que jâallais⊠comment dire⊠dĂ©teler un jour. Mais non. Jamais. Je suis restĂ© cet enfant trĂšs sage et sans intĂ©rĂȘt. Pourquoi est-ce que je te raconte tout ça, au fait ? Mais pourquoi suis-je si bavard tout Ă coup ? - Câest moi qui vous lâai demandé⊠- Enfin⊠Mais ce nâest pas une raison ! Je ne te casse pas les pieds avec ma petite boutique de nostalgie ? - Non, non, au contraire, jâaime bien⊠Le lendemain matin, jâai trouvĂ© un mot sur la table de la cuisine A/R bureau ». Il y avait du cafĂ© chaud et une Ă©norme bĂ»che posĂ©e sur les chenets. Pourquoi ne mâavait-il pas prĂ©venue de son dĂ©part ? Quel homme Ă©trange⊠Comme un poisson⊠Qui sâesquive toujours et vous glisse entre les mains⊠Je me suis servi un grand bol de cafĂ© et lâai bu debout, lâĂ©paule contre la fenĂȘtre de la cuisine. Je regardais les rouges-gorges qui sâaffolaient autour du bloc de saindoux que les filles avaient dĂ©posĂ© sur le banc hier. Le soleil montait Ă peine au-dessus de la haie. Jâattendais quâelles se lĂšvent. La maison Ă©tait trop calme. Jâavais envie dâune cigarette. CâĂ©tait idiot, je ne fumais plus depuis des annĂ©es. Oui mais voilĂ , câest comme ça la vie⊠Vous faites preuve dâune volontĂ© formidable et puis un matin dâhiver, vous dĂ©cidez de marcher quatre kilomĂštres dans le froid pour racheter un paquet de cigarettes ou alors, vous aimez un homme, avec lui vous fabriquez deux enfants et un matin dâhiver, vous apprenez quâil sâen va parce quâil en aime une autre. Ajoute quâil est confus, quâil sâest trompĂ©. Comme au tĂ©lĂ©phone Excusez-moi, câest une erreur. » Mais je vous en prie⊠Une bulle de savon. Il y a du vent. Je sors pour mettre le saindoux Ă lâabri. Je regarde la tĂ©lĂ© avec les filles. Je suis accablĂ©e. Les hĂ©ros de leurs dessins animĂ©s me paraissent niais et capricieux. Lucie sâagace, secoue la tĂȘte, me prie de me taire. Jâai envie de lui parler de Candy. Moi, quand jâĂ©tais petite, jâĂ©tais accro Ă Candy. Candy ne parlait jamais dâargent. Que dâamour. Et puis je me suis tue. Pour ce que ça mâaura servi de faire comme cette greluche de Candy⊠Le vent souffle de plus en plus. Jâabandonne lâidĂ©e dâaller au village. Nous passons lâaprĂšs-midi dans le grenier. Les filles se dĂ©guisent. Lucie agite un Ă©ventail devant le visage de sa sĆur - Vous avez trop chaud, madame la comtesse ? Madame la comtesse ne peut pas bouger. Elle a trop de chapeaux sur la tĂȘte. Nous descendons un vieux berceau. Lucie dit quâil faut le repeindre. - En rose ? Je lui demande. - Comment tu as devinĂ© ? - Je suis trĂšs forte. Le tĂ©lĂ©phone sonne. Lucie va rĂ©pondre. Ă la fin, je lâentends qui demande - Tu veux parler Ă maman maintenant ? Elle raccroche un peu aprĂšs. Ne revient pas avec nous. Je continue de dĂ©garnir le lit dâenfant avec Marion. Je la retrouve en descendant dans la cuisine. Elle a posĂ© son menton sur la table. Je mâassieds Ă cĂŽtĂ© dâelle. Nous nous regardons. - Est-ce quâun jour, toi et papa vous serez encore des amoureux ? - Non. - Tu en es sĂ»re ? - Oui. - De toute façon, je le savais dĂ©jà ⊠Elle sâest levĂ©e et a ajoutĂ© - Tu sais ce que je voulais te dire aussi ? - Non. Quoi ? - Eh bien que les oiseaux, ils ont tout mangĂ© dĂ©jà ⊠- Câest vrai ? Tu es sĂ»re ? - Oui, viens voir⊠Elle a contournĂ© la table et pris ma main. Nous Ă©tions devant la fenĂȘtre. Il y avait cette petite fille blonde Ă cĂŽtĂ© de moi. Elle portait un vieux plastron de smoking et un jupon mangĂ© par les mites. Ses Youâre a Barbie girl ! » tenaient dans les bottines de son arriĂšre-grand-mĂšre. Ma grande main de maman faisait tout le tour de la sienne. Nous regardions les arbres du jardin ployer sous le vent et devions probablement penser la mĂȘme chose⊠7. La salle de bains est si froide que je nâarrive pas Ă sortir les Ă©paules de lâeau. Lucie nous a shampouinĂ©es en nous inventant toutes sortes de coiffures vertigineuses. Regarde-toi, Maman ! Tu as des cornes sur la tĂȘte ! » Je le savais dĂ©jĂ . Ce nâĂ©tait pas trĂšs drĂŽle, mais ça mâa fait rire. - Pourquoi tu ris ? - Parce que je suis bĂȘte. - Pourquoi tu es bĂȘte ? Nous nous sommes sĂ©chĂ©es en dansant. Chemises de nuit, chaussettes, chaussures, pulls, robes de chambre et pulls encore. Mes Bibendum sont descendus manger leur soupe. Le courant a sautĂ© alors que Babar jouait avec lâascenseur dâun grand magasin sous lâĆil courroucĂ© du groom. Marion sâest mise Ă pleurer. - Attendez-moi, je vais remettre la lumiĂšre. - Ouh ! ouhouhouhouh⊠- ArrĂȘte, Barbie girl, tu fais pleurer ta sĆur. - Ne mâappelle pas Barbie girl ! - Alors arrĂȘte. Ce nâĂ©tait pas le disjoncteur, ni les plombs. Les volets claquaient, les portes gĂ©missaient et toute la maison Ă©tait plongĂ©e dans lâobscuritĂ©. SĆurs BrontĂ«, priez pour nous. Je me demandais quand Pierre allait rentrer. Jâai descendu le matelas des filles dans la cuisine. Sans radiateur Ă©lectrique, il Ă©tait impensable de les laisser dormir lĂ -haut. Elles Ă©taient excitĂ©es comme des puces. Nous avons repoussĂ© la table et posĂ© leur lit de fortune prĂšs de la cheminĂ©e. Je suis allĂ©e mâallonger entre elles deux. - Et Babar ? Tu nous lâas pas fini⊠- Chut, Marion, chut ! Regarde plutĂŽt devant toi. Regarde le feu. Câest lui qui va te raconter des histoires⊠- Oui mais⊠- Chut⊠Elles se sont endormies tout de suite. JâĂ©coutais les bruits de la maison. Mon nez me piquait et je me frottais les yeux pour ne pas pleurer. Ma vie est comme ce lit, pensais-je encore. Fragile. Incertaine. Suspendue. Je guettais le moment oĂč la maison allait sâenvoler. Je pensais que jâĂ©tais larguĂ©e. Câest drĂŽle comme les expressions ne sont pas seulement des expressions. Il faut avoir eu trĂšs peur pour comprendre sueurs froides » ou avoir Ă©tĂ© trĂšs angoissĂ© pour que des nĆuds dans le ventre » rende tout son jus, non ? LarguĂ©e », câest pareil. Câest merveilleux comme expression. Qui a trouvĂ© ça ? Larguer les amarres. DĂ©tacher la bonne femme. Prendre le large, dĂ©ployer ses ailes dâalbatros et baiser sous dâautres latitudes. Non, vraiment, on ne saurait mieux dire⊠Je deviens mauvaise, câest bon signe. Encore quelques semaines et je serai bien laide. Parce que le piĂšge, justement, câest de croire quâon est amarrĂ©. On prend des dĂ©cisions, des crĂ©dits, des engagements et puis quelques risques aussi. On achĂšte des maisons, on met des bĂ©bĂ©s dans des chambres toutes roses et on dort toutes les nuits enlacĂ©s. On sâĂ©merveille de cette⊠Comment disait-on dĂ©jĂ ? De cette complicitĂ©. Oui, câĂ©tait ça quâon disait, quand on Ă©tait heureux. Ou quand on lâĂ©tait moins⊠Le piĂšge, câest de penser quâon a le droit dâĂȘtre heureux. Nigauds que nous sommes. Assez naĂŻfs pour croire une seconde que nous maĂźtrisons le cours de nos vies. Le cours de nos vies nous Ă©chappe, mais ce nâest pas grave. Il nâa pas grand intĂ©rĂȘt⊠LâidĂ©al, ce serait de le savoir plus tĂŽt. Plus tĂŽt » quand ? Plus tĂŽt. Avant de repeindre des chambres en rose, par exemple⊠Câest Pierre qui a raison, pourquoi montrer sa faiblesse ? Pour prendre des coups ? Ma grand-mĂšre disait souvent que câĂ©tait avec de bons petits plats quâon retenait les gentils maris Ă la maison. Je suis loin du compte, Mamie, je suis loin du compte⊠Dâabord je ne sais pas cuisiner et puis je nâai jamais eu envie de retenir personne. Eh bien, câest rĂ©ussi, ma petite fille ! Je me sers un peu de cognac pour fĂȘter ça. Une larme et puis dodo. 8. La journĂ©e suivante mâa semblĂ© bien longue. Nous sommes allĂ©es nous promener. Nous avons donnĂ© du pain aux chevaux du centre Ă©questre et sommes restĂ©es un long moment avec eux. Marion est montĂ©e sur le dos du poney. Lucie nâa pas voulu. Jâavais lâimpression de porter un sac Ă dos trĂšs lourd. Le soir, câĂ©tait spectacle. Jâai de la chance, câest tous les jours spectacle chez moi. Au programme cette fois La petite fille qui voulĂ© pas sen nalĂ©. Elles se sont donnĂ© beaucoup de mal pour me distraire. Je nâai pas bien dormi. Le lendemain matin, le cĆur nây Ă©tait plus. Il faisait trop froid. Les filles pleurnichaient sans cesse. Jâavais essayĂ© de faire diversion en jouant aux hommes prĂ©historiques. - Regardez bien comment les hommes prĂ©historiques sây prenaient pour prĂ©parer leur bol de Nesquick⊠Ils mettaient la casserole de lait sur le feu, oui, exactement comme ça⊠Et leur tartine grillĂ©e ? Rien de plus simple, le morceau de pain sur une grille et hop, au-dessus des flammes⊠Attention ! pas trop longtemps, hein, sinon câest du charbon. Qui veut jouer aux hommes prĂ©historiques avec moi ? Elles sâen fichaient, elles nâavaient pas faim. Ce quâelles voulaient, câĂ©tait leur saloperie de tĂ©lĂ©. Je me suis brĂ»lĂ©e. Manon a pleurĂ© en mâentendant crier et Lucie a renversĂ© son bol sur le canapĂ©. Je me suis assise et jâai pris ma tĂȘte entre mes mains. Je rĂȘvais de pouvoir la dĂ©visser, de la poser par terre devant moi et de shooter dedans pour lâenvoyer valdinguer le plus loin possible. Tellement loin quâon ne la retrouverait plus jamais. Mais je ne sais mĂȘme pas shooter. Je taperais Ă cĂŽtĂ©, câest sĂ»r. Pierre est arrivĂ© Ă ce moment-lĂ . Il Ă©tait dĂ©solĂ©, expliquait quâil nâavait pas pu me joindre plus tĂŽt puisque la ligne Ă©tait coupĂ©e et secouait un sac de croissants chauds sous le nez des filles. Elles riaient. Marion cherchait sa main et Lucie lui proposait un cafĂ© prĂ©historique. - Un cafĂ© prĂ©historique ? Mais avec plaisir, madame Cro-Mignonne ! Jâen avais les larmes aux yeux. Il a posĂ© sa main sur mon genou. - Chloé⊠Ăa va ? Jâavais envie de lui dire, non, ça ne va pas du tout, mais jâĂ©tais si contente de le revoir que jâai rĂ©pondu le contraire. - La boulangĂšre a de la lumiĂšre, ce nâest donc pas une panne de secteur. Je vais aller voir ça de plus prĂšs⊠Eh, regardez, les filles, il fait un temps magnifique ! Habillez-vous, on va aller aux champignons. Avec ce quâil a plu hier, on va en trouver plein ! Les filles », câĂ©tait moi aussi⊠Nous avons montĂ© les escaliers en gloussant. Que câest bon dâavoir huit ans. Nous avons marchĂ© jusquâau Moulin du Diable. Une bĂątisse sinistre qui fait la joie des petits enfants depuis plusieurs gĂ©nĂ©rations. Pierre a expliquĂ© aux filles les trous dans le mur - LĂ , câest un coup de corne⊠et lĂ , ce sont les marques de ses sabots⊠- Pourquoi il a donnĂ© des coups de sabot dans le mur ? - Ah⊠Câest une longue histoire⊠Câest parce quâil Ă©tait trĂšs Ă©nervĂ© ce jourlà ⊠- Pourquoi il Ă©tait trĂšs Ă©nervĂ© ce jour-lĂ ? - Parce que sa prisonniĂšre sâĂ©tait Ă©chappĂ©e. - CâĂ©tait qui, sa prisonniĂšre ? - CâĂ©tait la fille de la boulangĂšre. - La fille de madame PĂ©caut ? - Non, pas sa fille, voyons ! ! Son arriĂšre-arriĂšre-grand-mĂšre plutĂŽt. - Ah ? Jâai montrĂ© aux filles comment fabriquer une mini-dĂźnette avec des cupules de glands. Nous avons trouvĂ© un nid dâoiseaux vide, des cailloux, des pommes de pin. Nous avons cueilli des coucous et cassĂ© des branches de noisetier. Lucie a rĂ©cupĂ©rĂ© de la mousse pour ses poupĂ©es et Marion nâa pas quittĂ© les Ă©paules de son grandpĂšre. Nous avons rapportĂ© deux champignons. Tous les deux suspects ! Sur le chemin du retour, on entendait le chant du merle et la voix intriguĂ©e dâune petite fille qui demandait - Mais pourquoi il avait capturĂ© la grand-mĂšre de madame PĂ©caut, le diable ? - Tu ne devines pas ? - Non. - Parce quâil Ă©tait trĂšs gourmand, tiens ! Elle donnait des coups de bĂąton dans les fougĂšres pour faire fuir le dĂ©mon. Et moi, dans quoi pourrais-je donner des coups de bĂąton ? - ChloĂ© ? - Oui. - Je voulais te dire⊠JâespĂšre⊠Enfin plutĂŽt je voudrais⊠Oui, câest ça, je voudrais⊠Je voudrais que tu reviennes dans cette maison parce que⊠Je sais que tu lâaimes beaucoup⊠Tu as fait tellement de choses ici⊠Dans les chambres⊠Le jardin⊠Avant toi, il nây avait pas de jardin tu sais ? Promets-moi que tu reviendras. Avec ou sans les filles⊠Je me suis tournĂ©e vers lui. - Non, Pierre. Vous savez bien que non. - Et ton rosier ? Comment sâappelle-t-il dĂ©jĂ ? Ce rosier que tu as plantĂ© lâannĂ©e derniĂšre⊠- Cuisse de nymphe Ă©mue. - Oui, câest ça. Tu lâaimais tant⊠- Non, câest son nom que jâaimais bien⊠Ăcoutez, câest dĂ©jĂ assez dur comme ça⊠- Pardon, pardon. - Mais vous ? Vous vous en occuperez, vous ? - Bien sĂ»r ! Cuisse de nymphe Ă©mue, tu penses⊠Comment faire autrement ? Il se forçait un peu. Sur le chemin du retour, nous avons croisĂ© le vieux Marcel qui revenait du bourg. Son vĂ©lo zigzaguait dangereusement. Par quel miracle a-t-il rĂ©ussi Ă stopper sa course devant nous sans tomber, nous ne le saurons jamais. Il a posĂ© Lucie sur sa selle et nous a proposĂ© le petit canon du soir. Madame Marcel a embrassĂ© les filles de la tĂȘte aux pieds et les a installĂ©es devant la tĂ©lĂ©vision avec un paquet de bonbons sur les genoux. Elle a la parabole, Maman ! Tu te rends compte ! Une chaĂźne avec que des dessins animĂ©s ! » AllĂ©luia. Aller tout au bout du monde, franchir des taillis, des haies, des fossĂ©s, se boucher le nez, traverser la cour du vieux Marcel et voir TĂ©lĂ©toon en mĂąchant des fraises Tagada ! Quelquefois, la vie est magnifique⊠La tempĂȘte, la vache folle, lâEurope, la chasse, les morts et les mourants⊠à un moment, Pierre a demandĂ© - Dites, Marcel, vous vous souvenez de mon frĂšre ? - De qui ? De Paul ? Je pense bien que jâmâen souviens de ce pâtit sagouin⊠Y mârendait fou avec ses pâtits sifflets. Y mâfaisait croire nâimporte quoi Ă la chasse ! Y mâfaisait croire Ă des oiseaux qui sont mĂȘme pas de chez nous ! Quel salopiot ! Et les chiens qui devinaient zinzins ! Ah oui, que jâmâen souviens ! CâĂ©tait un bon pâtit gars⊠Y vânait souvent en forĂȘt avec le pĂšre⊠Y voulait tout quâon lui montre, tout quâon lui explique⊠Oh lĂ là ⊠Quâest-ce quâil a posĂ© comme questions celui-lĂ ! Y disait quâil voulait faire des Ă©tudes pour travailler dans les bois. Jâme souviens, lâpĂšre lui rĂ©pondait, mais tâas pas besoin dâĂ©tudes, mon gars ! Quâest-ce quây pourront tâapprendre de plus que moi tes maĂźtres ? Y rĂ©pondait pas, y disait que câĂ©tait pour visiter toutes les forĂȘts du monde, pour voir du pays, se promener en Afrique et en Russie mais quâaprĂšs, y reviendrait ici et quây nous raconterait tout. Pierre lâĂ©coutait en secouant la tĂȘte doucement, pour lâencourager Ă parler et Ă parler encore. Madame Marcel sâĂ©tait levĂ©e. Elle est revenue en nous tendant un carnet Ă dessins. - VoilĂ ce que le petit Paul, enfin, je dis petit, il Ă©tait plus si petit Ă lâĂ©poque, mâavait offert un jour pour me remercier de mes beignets dâacacia. Regardez, câĂ©tait mon chien. Ă mesure quâelle tournait les pages, on admirait les facĂ©ties dâun petit fox quâon devinait gĂątĂ© Ă mort et plus cabot que nature. - Comment sâappelait-il ? Demandai-je. - Il avait pas de nom, mais on disait toujours OĂč quâil est ? » parce quây partait tout le temps⊠Câest de ça quâil est mort dâailleurs⊠Oh⊠Quâest-ce quâon lâaimait çui-là ⊠Quâest-ce quâon lâaimait⊠De trop, de trop⊠Câest la premiĂšre fois que je revois ces dessins depuis bien longtemps. Dâhabitude jâĂ©vite de fouiller lĂ -dedans, ça me fait trop de morts dâun coup⊠Les dessins Ă©taient merveilleux. OĂč quâil est ? » Ă©tait un fox marron avec de longues moustaches noires et des sourcils broussailleux. - Il a pris un coup de fusil⊠Y braconnait les bracos, lâimbĂ©cile⊠Je me suis levĂ©e, il fallait repartir avant que la nuit ne soit complĂštement tombĂ©e. - Mon frĂšre est mort Ă cause de la pluie. Parce quâils lâont postĂ© trop longtemps sous la pluie, tu te rends compte ? Je nâai rien rĂ©pondu, trop occupĂ©e Ă regarder oĂč je posais les pieds pour Ă©viter les flaques. 9. Les filles sont allĂ©es au lit sans dĂźner. Trop de bonbons. Babar a quittĂ© la Vieille Dame. Elle reste seule. Elle pleure. Elle se demande Quand reverrai-je mon petit Babar ? » Pierre aussi est malheureux. Il est restĂ© longtemps dans son bureau. Soi-disant pour retrouver les dessins de son frĂšre. Jâai prĂ©parĂ© le dĂźner. Des spaghettis avec des morceaux de gĂ©siers confits par Suzanne. Nous avions dĂ©cidĂ© de partir le lendemain en fin de matinĂ©e. CâĂ©tait donc la derniĂšre fois que je mâagitais dans cette cuisine. Je lâaimais bien cette cuisine. Jâai jetĂ© les pĂątes dans lâeau bouillante en maudissant ma sensiblerie. Je lâaimais bien cette cuisine⊠» HĂ©, mĂ©mĂšre, tâen trouveras dâautres, des cuisines⊠Je me brutalisais alors que jâavais des larmes plein les yeux, câĂ©tait idiot. Il a posĂ© une petite aquarelle sur la table. Une femme, de dos, lisait. Elle Ă©tait assise sur un banc de jardin. Sa tĂȘte Ă©tait un peu penchĂ©e. Peut-ĂȘtre quâelle ne lisait pas, peut-ĂȘtre quâelle dormait ou quâelle rĂȘvait. On reconnaissait la maison. Les marches du perron, les volets arrondis et la glycine blanche. - Câest ma mĂšre. - Comment sâappelait-elle ? - Alice. -⊠- Elle est pour toi. Jâallais protester, mais il a fait les gros yeux et mis un doigt devant sa bouche. Pierre Dippel est un homme qui nâaime pas ĂȘtre contrariĂ©. - Il faut toujours vous obĂ©ir, nâest-ce pas ? Il ne mâĂ©coutait pas. - Est-ce quâun jour, quelquâun a dĂ©jĂ osĂ© vous contredire ? ajoutai-je en posant le dessin de Paul sur la cheminĂ©e. - Pas quelquâun. Toute ma vie. Je me brĂ»lai la langue. Il sâĂ©tait appuyĂ© sur la table pour se relever. - Bah⊠Que veux-tu boire, ChloĂ© ? - Quelque chose qui rende gai. Il est remontĂ© de la cave avec deux bouteilles quâil tenait contre lui comme des nouveau-nĂ©s. - ChĂąteau Chasse-Spleen⊠Avoue que câest de circonstance⊠Tout Ă fait ce quâil nous faut. Jâen ai pris deux, une pour toi et une pour moi. - Vous ĂȘtes fou ! Vous devriez attendre une plus grande occasion⊠- Une plus grande occasion que quoi ? Il approchait sa chaise de la cheminĂ©e. - Que⊠Je ne sais pas⊠Que moi⊠Que nous⊠Que ce soir. Il avait repliĂ© ses bras autour de lui pour rĂ©chauffer sa fortune. - Mais, nous sommes une grande occasion, ChloĂ©. Nous sommes la plus grande occasion du monde. Je viens dans cette maison depuis que je suis enfant, jâai pris des milliers de repas dans cette cuisine et crois-moi, je sais reconnaĂźtre une grande occasion ! Ce petit ton suffisant, quel dommage. Il me tournait le dos et regardait le feu sans bouger. - ChloĂ©, je nâai pas envie que tu partes⊠Jâai balancĂ© les nouilles dans lâĂ©gouttoir et le torchon par-dessus. - Vous mâĂ©nervez. Vous dites nâimporte quoi. Vous ne pensez quâĂ vous. Vous ĂȘtes fatigant Ă la fin. Je ne veux pas que tu partes. » Mais pourquoi vous me dites un truc aussi stupide ? Je vous rappelle que ce nâest pas moi qui mâen vais⊠Vous avez un fils, vous vous en souvenez ? Un grand garçon. Eh bien, câest lui qui est parti. Câest lui ! Vous nâĂȘtes pas au courant ? Oh, câest trop bĂȘte. Attendez, je vais vous la raconter, câest une histoire amusante. Donc, câĂ©tait⊠CâĂ©tait quand, dĂ©jĂ ? Peu importe. Adrien, le merveilleux Adrien a fait ses valises lâautre jour. Mettez-vous Ă ma place, jâĂ©tais Ă©tonnĂ©e. Ah oui, parce que je ne vous ai pas dit, mais il se trouve que jâĂ©tais la femme de ce garçon. Vous savez, la femme, ce truc pratique quâon emmĂšne partout et qui sourit quand on lâembrasse. Donc, jâĂ©tais surprise, vous imaginez⊠le voilĂ avec nos valises devant lâascenseur de notre appartement qui se met Ă geindre en regardant sa montre. Il geint parce quâil est trĂšs Ă©nervĂ©, le pauvre biquet ! Lâascenseur, les valises, bobonne et lâavion, quel casse-tĂȘte ! Eh oui ! Parce quâil ne fallait pas le rater lâavion, il y avait la maĂźtresse dedans ! Vous savez, la maĂźtresse, cette jeune femme impatiente qui vous agace un peu les nerfs. Pas le temps pour une scĂšne de mĂ©nage, vous pensez⊠Et puis câest dâun commun les scĂšnes de mĂ©nage⊠Chez les Dippel, on ne vous a pas appris ça, hein ? Les cris, les scĂšnes, les mouvements dâhumeur, câest vulgaire, nâest-ce pas ? Oh oui, câest vulgaire. Chez les Dippel, câest never explain, never complain, tout de suite, câest autre chose. Câest la classe. - ChloĂ©, arrĂȘte ça tout de suite ! Je pleurais. - Mais vous vous entendez ? Vous entendez comme vous me parlez ! ? Mais je ne suis pas un chien, Pierre. Je ne suis pas votre chien, bon sang ! Je lâai laissĂ© partir sans lui arracher les yeux, jâai refermĂ© la porte tout doucement et maintenant je suis lĂ , je suis devant vous, devant mes gamines. Jâassure. Jâassure, vous comprenez ? Vous comprenez ce mot-lĂ ? Qui a entendu mes youyous de dĂ©sespoir, qui ? Alors ne me faites pas pitiĂ© maintenant avec vos petites contrariĂ©tĂ©s. Vous ne voulez pas que je parte⊠Oh, Pierre⊠Je vais ĂȘtre obligĂ©e de vous dĂ©sobĂ©ir⊠Oh, comme je le regrette⊠Comme je⊠Il avait attrapĂ© mes poignets et les serrait de toutes ses forces. Il tenait mes bras immobiles. - LĂąchez-moi ! Vous me faites mal ! Vous me faites tous mal dans cette famille ! Pierre, lĂąchez-moi. Ă peine avait-il desserrĂ© son Ă©treinte que ma tĂȘte tombait sur son Ă©paule. - Vous me faites tous mal⊠Je pleurais dans son cou oubliant Ă quel point il devait ĂȘtre mal Ă lâaise, lui qui ne touchait jamais personne, je pleurais en pensant quelquefois Ă mes spaghettis qui allaient ĂȘtre immangeables si je nâallais pas les dĂ©coller. Il disait Allons, allons⊠» Il disait Je te demande pardon. » Il disait encore Jâai autant de chagrin que toi⊠» Il ne savait plus quoi faire de ses mains. Finalement il sâest Ă©cartĂ© pour mettre le couvert. 10. - Ă toi, ChloĂ©. Jâai cognĂ© mon verre contre le sien. - Oui, Ă moi, ai-je rĂ©pĂ©tĂ© dans un sourire tout de travers. - Tu es une fille formidable. - Oui, formidable. Et puis solide, courageuse⊠Quoi dâautre encore ? - DrĂŽle. - Ah oui, jâallais oublier, drĂŽle. - Mais injuste. -⊠- Tu es injuste, nâest-ce pas ? -⊠- Tu penses que je nâaime que moi ? - Oui. - Alors tu nâes pas injuste, tu es bĂȘte. Je lui tendais mon verre. - Oui, ça, je le savais⊠Donnez-moi encore de ce merveilleux liquide. - Tu penses que je suis un vieux con ? - Oui. Je hochais la tĂȘte. Je nâĂ©tais pas mauvaise, jâĂ©tais malheureuse. Il a soupirĂ©. - Pourquoi je suis un vieux con ? - Parce que vous nâaimez personne. Vous ne vous laissez jamais aller. Vous nâĂȘtes jamais lĂ . Jamais au milieu de nous. Jamais dans nos conversations et nos bĂȘtises, jamais dans notre mĂ©diocritĂ© de banquet. Parce que vous nâĂȘtes pas tendre, parce que vous vous taisez toujours et que votre mutisme ressemble Ă du dĂ©dain. Parce que⊠- Stop, stop, ça ira, merci. - Excusez-moi, je rĂ©ponds Ă votre question. Vous me demandez pourquoi vous ĂȘtes un vieux con, je vous rĂ©ponds. Ceci Ă©tant dit, je ne trouve pas que vous soyez si vieux que ça⊠- Tu es trop aimable⊠- Je vous en prie. Je lui montrais mes dents pour lui sourire tendrement. - Mais si jâĂ©tais comme tu le dis, pourquoi tâaurais-je amenĂ©e ici alors ? Pourquoi tout ce temps passĂ© avec vous et⊠- Parce que, vous le savez trĂšs bien⊠- Parce que quoi ? - Parce que votre sens de lâhonneur. Cette coquetterie des bonnes familles. Depuis sept ans que je traĂźne dans vos pattes, câest bien la premiĂšre fois que vous vous intĂ©ressez Ă moi⊠Je vais vous dire ce que je pense. Je ne vous trouve ni bienveillant, ni charitable. Je suis lucide. Votre fils a fait une bĂȘtise et vous, vous passez derriĂšre, vous nettoyez, vous colmatez. Vous allez essayer de reboucher les lĂ©zardes comme vous pourrez. Parce que vous nâaimez pas ça les lĂ©zardes, hein, Pierre ? Oh non ! vous nâaimez pas ça du tout⊠Je vais vous dire, je pense que vous mâavez amenĂ©e ici pour sauver les apparences. Le petit a gaffĂ©, bon, on serre les dents et on arrange les choses sans faire de commentaires. Dans le temps, vous alliez glisser une piĂšce aux bouseux quand la du petit merdeux avait encore mordu sur leurs semis et aujourdâhui vous aĂ©rez la belle-fille. Jâattends le moment oĂč vous allez prendre votre air douloureux pour mâannoncer que je peux compter sur vous. FinanciĂšrement, jâentends. Vous ĂȘtes un peu dans lâembarras, nâest-ce pas ? Une grande fille comme moi, câest plus compliquĂ© Ă dĂ©dommager quâun champ de betteraves⊠Il se levait. - Alors oui⊠CâĂ©tait vrai⊠Tu es bĂȘte. Quelle affreuse dĂ©couverte⊠- Tiens, donne-moi ton assiette. Il Ă©tait derriĂšre mon dos. - Tu me blesses Ă un point que tu nâimagines mĂȘme pas. Plus que ça encore, tu me saignes. Mais, je te rassure, je ne tâen veux pas, je mets tout cela sur le compte de ton chagrin⊠Il a posĂ© une assiette fumante devant moi. - Mais il y a une chose, quand mĂȘme, que je ne peux pas te laisser dire impunĂ©ment, une seule chose⊠- Laquelle ? fis-je en levant les yeux. - Ne parle pas de betteraves sâil te plaĂźt. Je te dĂ©fie de trouver le moindre champ de betteraves Ă des kilomĂštres Ă la ronde⊠Il Ă©tait content de lui et plein de malice. - Hum, câest bon⊠Vous allez me regretter comme cuisiniĂšre pas vrai ? - Comme cuisiniĂšre, oui, mais pour le reste, merci bien⊠Tu mâas coupĂ© lâappĂ©tit⊠- Non ? ! - Non. - Vous mâavez fait peur ! - Il en faudrait plus que ça pour mâempĂȘcher de goĂ»ter Ă ces merveilleuses pĂątes⊠Il a plantĂ© sa fourchette dans son assiette, et a soulevĂ© un amas de spaghettis soudĂ©s. - Humm, comment dit-on dĂ©jĂ ?⊠Al dente⊠Je riais. - Jâaime quand tu ris. Nous sommes restĂ©s sans parler un long moment. - Vous ĂȘtes fĂąchĂ© ? - Non, pas fĂąchĂ©, indĂ©cis plutĂŽt⊠- Je suis dĂ©solĂ©e. - Tu vois, jâai lâimpression de me trouver devant quelque chose dâinextricable. Une sorte de nĆud⊠Ănorme⊠- Je voul⊠- Tais-toi, tais-toi. Laisse-moi parler. Il faut que je dĂ©mĂȘle tout ça maintenant. Câest trĂšs important. Je ne sais pas si tu peux me comprendre mais il faut que tu mâĂ©coutes. Je dois tirer sur un fil, mais lequel ? Je ne sais pas. Je ne sais pas par quoi ni par oĂč commencer. Mon Dieu, câest si compliqué⊠Si je tire sur le mauvais, ou si je tire trop fort, le nĆud risque de se resserrer encore. De se resserrer si fort ou si mal quâil nây aura plus rien Ă faire et je te quitterai accablĂ©. Car vois-tu, ChloĂ©, ma vie, toute ma vie est comme ce poing serrĂ©. Je suis lĂ , devant toi, dans cette cuisine. Jâai soixante-cinq ans. Je ne ressemble Ă rien. Je suis ce vieux con que tu secouais tout Ă lâheure. Je nâai rien compris, je ne suis jamais montĂ© au sixiĂšme Ă©tage. Jâai eu peur de mon ombre et me voilĂ maintenant, me voilĂ devant lâidĂ©e de ma mort et⊠Non, je tâen prie, ne mâinterromps pas⊠Pas maintenant. Laisse-moi ouvrir ce poing. Un tout petit peu. Je nous resservais Ă boire. - Je vais commencer par le plus injuste, le plus cruel⊠Câest-Ă -dire, toi⊠Il sâĂ©tait laissĂ© aller contre son dossier. - La premiĂšre fois que je tâai vue, tu Ă©tais toute bleue. Je me souviens, jâĂ©tais impressionnĂ©. Je te revois encore dans lâencadrement de cette porte⊠Adrien te soutenait et tu mâas tendu une main complĂštement recroquevillĂ©e par le froid. Tu ne pouvais pas me saluer, tu ne pouvais pas parler, jâavais donc pressĂ© ton bras en signe de bienvenue et je revois encore les marques blanches que mes doigts avaient imprimĂ©es sur ton poignet. Ă Suzanne qui sâaffolait dĂ©jĂ , Adrien avait rĂ©pondu en riant Je vous ai ramenĂ© la Schtroumpfette ! » Ensuite, il tâa portĂ©e Ă lâĂ©tage et tâa immergĂ©e dans un bain brĂ»lant. Combien de temps y es-tu restĂ©e ? Je ne mâen souviens pas, je me souviens juste dâAdrien qui rĂ©pĂ©tait Ă sa mĂšre Du calme, Maman, du calme ! DĂšs quâelle est cuite, nous passons Ă table ». Parce que câest vrai, nous avions faim, enfin, moi en tout cas, jâavais faim. Et tu me connais, tu sais comment sont les vieux cons quand ils ont faim⊠Jâallais ordonner quâon dĂźne sans vous attendre quand tu es arrivĂ©e, les cheveux mouillĂ©s et le sourire timide dans un vieux peignoir de Suzanne. Cette fois, tes joues Ă©taient rouges, rouges, rouges⊠Pendant le repas, vous nous aviez racontĂ© que vous vous Ă©tiez retrouvĂ©s dans la file dâattente dâun cinĂ©ma pour voir Un dimanche Ă la campagne et quâil nây avait plus de place et quâAdrien, crĂąneur - câest de famille - tâavait proposĂ© un dimanche Ă la campagne justement, devant sa moto. Que câĂ©tait Ă prendre ou Ă laisser et que tu avais pris, ce qui expliquait ton Ă©tat de congĂ©lation avancĂ©e puisque tu avais quittĂ© Paris en tee-shirt sous ton impermĂ©able. Adrien te mangeait des yeux et ce devait ĂȘtre difficile pour lui car tu gardais la tĂȘte toujours baissĂ©e. On voyait une fossette quand il parlait de toi, on imaginait donc que tu nous souriais⊠Je me souviens aussi que tu portais dâincroyables baskets⊠- Des Converse jaunes, câest vrai ! - Oui, câest vrai. Câest pour ça, tu peux toujours critiquer celles que jâai offertes Ă Lucie lâautre jour⊠Tiens, il faudra que je lui dise, dâailleurs⊠Ne lâĂ©coute pas, ma chĂ©rie, quand jâai connu ta mĂšre, elle portait des baskets jaunes avec des lacets rouges⊠- Vous vous souvenez aussi des lacets ? - Je me souviens de tout, ChloĂ©, de tout, tu mâentends ? Des lacets rouges, du livre que tu lisais le lendemain sous le cerisier pendant quâAdrien dĂ©boulonnait son engin⊠- CâĂ©tait quoi ? - Le Monde selon Garp, non ? - Exact. - Je me souviens que tu avais proposĂ© Ă Suzanne de dĂ©broussailler le petit escalier qui menait Ă lâancienne cave. Je me souviens des regards Ă©namourĂ©s quâelle te lançait en te voyant tâĂ©chiner au-dessus des ronces. On pouvait lire Belle-fille ? Belle-fille ? » qui clignotait en lettres de feu devant ses yeux. Je vous avais emmenĂ©s au marchĂ© de Saint-Amand, tu avais achetĂ© des fromages de chĂšvre et puis nous avions bu un Martini sur la place. Tu lisais un article, sur Andy Warhol je crois, pendant que nous bousculions le flipper, Adrien et moi⊠- Câest hallucinant, comment faites-vous pour vous rappeler tout ça ? - Euh⊠je nâai pas beaucoup de mĂ©rite⊠CâĂ©tait une des rares fois oĂč nous partagions quelque chose⊠- Vous voulez dire, avec Adrien ? - Oui⊠- Oui. Je me suis levĂ©e pour prendre le fromage. - Non, non, ne change pas les assiettes, ce nâest pas la peine. - Mais si ! Je sais que vous dĂ©testez manger votre fromage dans la mĂȘme assiette. - Je dĂ©teste ça, moi ? Oh⊠Câest vrai⊠Encore un truc de vieux con, non ? - Euh⊠oui, je crois⊠Il mâa tendu son assiette en grimaçant. - Garce. Fossettes. - Je me souviens de votre mariage, bien sĂ»r⊠Tu Ă©tais Ă mon bras et tu Ă©tais si belle. Tu te tordais les chevilles. Nous traversions cette mĂȘme place de Saint-Amand quand tu mâas glissĂ© Ă lâoreille Vous devriez mâenlever, je jetterais ces maudites chaussures par la fenĂȘtre de votre voiture et nous irions manger des coquillages chez Yvette⊠» Cette boutade mâavait donnĂ© le vertige. Je serrais mes gants. Tiens, serstoi dâabord⊠- Allez-y, allez-y⊠- Quâest-ce que je pourrais te dire dâautre encore ?⊠Je me souviens quâun jour, nous nous Ă©tions donnĂ© rendez-vous au cafĂ© en bas de mon bureau pour que je rĂ©cupĂšre une louche ou je ne sais plus quoi que Suzanne tâavait prĂȘtĂ©e. Jâavais dĂ» te paraĂźtre dĂ©sagrĂ©able ce jour-lĂ , jâĂ©tais pressĂ©, soucieux⊠Je suis parti avant mĂȘme que tu aies bu ton thĂ©. Je te posais des questions sur ton travail et nâĂ©coutais probablement pas les rĂ©ponses, enfin, bref⊠Eh bien, le soir mĂȘme, Ă table, quand Suzanne mâa demandĂ© quoi de neuf ? » sans y croire, je lui ai rĂ©pondu ChloĂ© est enceinte. - Elle te lâa dit ? - Non. Dâailleurs je ne suis pas sĂ»r quâelle le sache ellemĂȘme⊠» Suzanne avait haussĂ© les Ă©paules et levĂ© les yeux au ciel mais jâavais raison. Quelques semaines plus tard, vous nous annonciez la bonne nouvelle⊠- Comment vous aviez devinĂ© ? - Je ne sais pas⊠Il mâavait semblĂ© que ta carnation avait changĂ©, que ta fatigue venait dâailleurs⊠-⊠- Je pourrais continuer comme ça longtemps. Tu vois, tu es injuste. Quâest-ce que tu disais dĂ©jĂ ? Que depuis tout ce temps, toutes ces annĂ©es, je ne mâĂ©tais jamais intĂ©ressĂ© Ă toi⊠Ooooh, ChloĂ©, jâespĂšre que tu as honte. Il me faisait les gros yeux. - Par contre, je suis Ă©goĂŻste, lĂ tu as raison. Je te dis que je ne veux pas que tu partes, parce que je ne veux pas que tu partes. Je pense Ă moi. Tu mâes plus proche que ma propre fille. Ma propre fille ne me dira jamais que je suis un vieux con, elle se contente de penser que je suis un con tout court ! Il sâĂ©tait levĂ© pour attraper le sel. - Mais⊠Quâest-ce que tu as ? - Rien. Je nâai rien. - Mais si, tu pleures. - Mais non, je ne pleure pas. Regardez, je ne pleure pas. - Mais si, tu pleures ! Tu veux un verre dâeau ? - Oui. - Oh, Chloé⊠Je ne veux pas que tu pleures. Ăa me rend malheureux. - Et voilĂ ! Encore vous ! Vous ĂȘtes incorrigible⊠Jâessayais de prendre un ton badin, mais des bulles de morve sortaient de mon nez, câĂ©tait pitoyable. Je riais. Je pleurais. Ce vin ne mâĂ©gayait pas du tout. - Je nâaurais pas dĂ» te parler de tout ça⊠- Si, si. Ce sont mes souvenirs aussi⊠Il faut juste que je mây fasse un peu. Je ne sais si vous vous rendez bien compte, mais la situation est trĂšs nouvelle pour moi⊠Il y a quinze jours, jâĂ©tais encore une mĂšre de famille tout confort. Je feuilletais mon agenda dans le mĂ©tro pour organiser des dĂźners et je me limais les ongles en pensant aux vacances. Je me disais Est-ce quâon emmĂšne les filles ou est-ce quâon part tous les deux ? » Enfin, vous voyez le genre de dilemme⊠Je me disais aussi â On devrait chercher un autre appartement, celui-lĂ est bien, mais il est trop sombreâŠâ Jâattendais quâAdrien aille mieux pour lui en parler parce que je voyais bien quâil nâĂ©tait pas dans son assiette ces derniers temps⊠Irritable, susceptible, fatigué⊠Je me faisais du souci pour lui, je me disais â Mais ils vont me le tuer dans cette boĂźte de fous, câest quoi ces horaires dĂ©biles ? â Il sâĂ©tait tournĂ© vers le feu. - Tout confort mais pas trĂšs finaude, hein ? Je lâattendais pour dĂźner. Jâattendais des heures. Souvent mĂȘme, je mâendormais en lâattendant⊠Il finissait par rentrer, la mine dĂ©faite et la queue entre les jambes. Je me dirigeais vers la cuisine en mâĂ©tirant. Je mâactivais. Il nâavait pas faim, bien sĂ»r, il avait cette dĂ©cence de nâavoir plus dâappĂ©tit. Ou peut-ĂȘtre quâils grignotaient avant ? Peut-ĂȘtre⊠Que ça devait lui coĂ»ter de sâasseoir en face de moi ! Comme je devais ĂȘtre lourde avec ma gaietĂ© ordinaire et mes romans-feuilletons sur la vie du square FirminGĂ©don. Quel supplice pour lui quand jây pense⊠Lucie a perdu une dent, ma mĂšre ne va pas bien, la jeune fille au pair polonaise du petit Arthur sort avec le fils de la voisine, jâai terminĂ© mon marbre ce matin, Marion sâest coupĂ© les cheveux câest affreux, la maĂźtresse veut des boĂźtes dâĆufs, tu as lâair fatiguĂ©, prends une journĂ©e de congĂ©, donne-moi la main, tu reprendras des Ă©pinards ? Le pauvre⊠quel supplice pour un homme infidĂšle mais scrupuleux. Quel supplice⊠Mais je ne voyais rien. Je nâai rien vu venir, vous comprenez ? Comment peut-on ĂȘtre si aveugle ? Comment ? Soit jâĂ©tais totalement abrutie, soit jâavais totalement confiance. Ce qui revient au mĂȘme manifestement⊠Je basculai en arriĂšre. - Ah, Pierre⊠Quelle cochonnerie cette vie⊠- Il est bon, hein ? - TrĂšs. Dommage quâil tienne si peu ses promesses⊠- Câest la premiĂšre fois que jâen bois. - Moi aussi. - Câest comme ton rosier, je lâavais achetĂ© pour lâĂ©tiquette⊠- Oui. Quelle cochonnerie⊠Câest nâimporte quoi. - Mais tu es jeune encore⊠- Non, je suis vieille, je me sens vieille. Je suis toute cabossĂ©e. Je sens que je vais devenir mĂ©fiante. Je vais regarder ma vie Ă travers un judas. Je nâouvrirai plus la porte. Reculez. Montrez patte blanche. Câest bien, lâautre maintenant. Prenez les patins. Restez dans lâentrĂ©e. Ne bougez plus. - Non, tu ne deviendras jamais cette femme-lĂ . Quand bien mĂȘme tu le voudrais que tu ne pourrais pas. Les gens continueront Ă entrer dans ta vie comme dans un moulin, tu souffriras encore et câest trĂšs bien comme ça. Je ne me fais pas de souci pour toi. - Non, bien sĂ»r⊠- Bien sĂ»r quoi ? - Vous ne vous faites pas de souci pour moi. Vous ne vous en faites pour personne de toute façon⊠- Câest vrai, tu as raison. Je ne sais pas me pencher. - Pourquoi ? - Je ne sais pas. Parce que les autres ne mâintĂ©ressent pas, je suppose⊠- ⊠sauf Adrien. - Adrien quoi ? - Je pense Ă lui. - Vous vous faites du souci pour Adrien ? - Oui, je crois⊠Oui. - Câest pour lui que je mâen fais le plus en tout cas⊠- Pourquoi ? - Parce quâil est malheureux. Je tombais des nues. - Alors ça, câest la meilleure ! Il nâest pas malheureux du tout⊠Au contraire, il est trĂšs heureux ! Il a Ă©changĂ© une femme cabossĂ©e et ennuyeuse contre une premiĂšre main amusante. Sa vie est beaucoup plus drĂŽle aujourdâhui, vous savez. Je relevai ma manche. - Tiens, quelle heure est-il par exemple ? Dix heures moins le quart. OĂč est-il notre petit martyr ? OĂč est-il ? Au cinĂ©ma ou au théùtre, peut-ĂȘtre ? Ou bien il dĂźne quelque part. Ils doivent avoir terminĂ© leurs entrĂ©es maintenant⊠il lui triture la paume en rĂȘvant Ă plus tard. Attention, le plat arrive, elle reprend sa main et lui rend son sourire. Ou bien ils sont au lit⊠Ce qui est le plus probable, non ? Au dĂ©but, on fait beaucoup lâamour si je me souviens bien⊠- Tu es cynique. - Je me protĂšge. - Quoi quâil fasse, il est malheureux. - Ă cause de moi, vous voulez dire ? Je lui gĂącherais son plaisir ? Oh, lâingrate⊠- Non. Pas Ă cause de toi, Ă cause de lui. Ă cause de cette vie, qui ne fait rien comme on le lui demande. Nos efforts sont dĂ©risoires⊠- Vous avez raison, le pauvre chĂ©ri⊠- Tu ne mâĂ©coutes pas. - Non. - Pourquoi tu ne mâĂ©coutes pas ? Je mordais dans mon bout de pain. - Parce que vous ĂȘtes un bulldozer, vous dĂ©truisez tout sur votre passage. Mon chagrin vous⊠Vous quoi dĂ©jĂ ? Vous encombre et vous agacera bientĂŽt, je le sais bien. Et puis cette histoire de lien du sang⊠Cette notion dĂ©bile⊠Vous avez Ă©tĂ© infoutu de serrer vos gamins dans vos bras, de leur dire une seule fois que vous les aimiez, mais Ă cĂŽtĂ© de ça, je sais que vous prendrez toujours leur dĂ©fense. Quoi quâils disent, quoi quâils fassent, ils auront toujours raison face aux barbares que nous sommes. Nous qui ne portons pas le mĂȘme nom que vous. Vos enfants ne vous ont pas donnĂ© tellement de motifs de satisfaction on dirait, mais vous ĂȘtes le seul Ă pouvoir les critiquer. Le seul ! Adrien sâest barrĂ© en me plantant lĂ avec les filles. Bon, ça aussi, ça vous contrarie, mais je nâespĂšre plus vous entendre profĂ©rer quelques mots durs. Quelques mots durs⊠ça ne changerait rien, mais ça me ferait tellement plaisir. Tellement plaisir, si vous saviez⊠Oui, câest minable⊠Je suis minable. Mais, quelques mots bien sentis, bien cinglants, comme vous savez si bien les dire⊠Pourquoi pas pour lui ? Je les mĂ©rite aprĂšs tout. Jâattends la condamnation du patriarche assis au bout de la table. Depuis toutes ces annĂ©es que je vous Ă©coute dĂ©partager le monde. Les bons et les mĂ©chants, ceux qui mĂ©ritent votre estime et ceux qui ne la mĂ©ritent pas. Depuis toutes ces annĂ©es que je me cogne vos discours, votre autoritĂ©, vos moues de Commandeur, vos silences⊠Tout ce chiquĂ©. Tout ce chiqué⊠Depuis le temps que vous nous gonflez, Pierre⊠- Vous savez, je suis une Ăąme simple et jâai besoin de vous entendre dire mon fils est un salaud et je te demande pardon. Jâen ai besoin, vous comprenez ? - Ne compte pas sur moi. Jâai pris nos assiettes. - Je ne comptais pas sur vous. - Vous voulez un dessert ? - Non. - Vous ne voulez rien ? - Donc câest fichu⊠Jâai dĂ» tirer sur le mauvais fil⊠Je ne lâĂ©coutais plus. - Le nĆud sâest encore resserrĂ© et nous voilĂ plus Ă©loignĂ©s que jamais. Alors je suis un vieux con⊠Un monstre⊠Et puis quoi encore ? Je cherchais lâĂ©ponge. - Et puis quoi encore ? ! Je lâai regardĂ© droit dans les yeux. - Ăcoutez, Pierre, pendant des annĂ©es jâai vĂ©cu avec un homme qui ne tenait pas debout parce que son pĂšre ne lâavait jamais Ă©paulĂ© correctement. Quand jâai connu Adrien, il nâosait rien de peur de vous dĂ©cevoir. Et tout ce quâil entreprenait me dĂ©primait parce que ce nâĂ©tait jamais pour lui quâil le faisait, câĂ©tait pour vous. Pour vous Ă©pater ou vous emmerder. Vous provoquer ou vous faire plaisir. CâĂ©tait pathĂ©tique. Jâavais Ă peine vingt ans et jâai dĂ©laissĂ© toute ma vie pour lui. Pour lâĂ©couter et lui caresser la nuque quand il se confiait enfin. Je ne regrette rien, je ne pouvais pas faire autrement de toute façon. Ăa me rendait malade quâun garçon comme lui se dĂ©nigre Ă ce point. Nous avons passĂ© des nuits entiĂšres Ă tout dĂ©mĂȘler et Ă faire la part des choses. Je lâai secouĂ©. Je lui ai dit mille fois que câĂ©tait trop facile son histoire. Que câĂ©tait trop facile ! Nous avons pris de bonnes rĂ©solutions et nous les avons piĂ©tinĂ©es, nous en avons trouvĂ© dâautres et finalement, jâai arrĂȘtĂ© mes Ă©tudes pour quâil puisse reprendre les siennes. Jâai retroussĂ© mes manches et pendant trois ans, je lâai dĂ©posĂ© Ă la fac avant dâaller perdre mon temps dans les sous-sols du Louvre. CâĂ©tait un accord entre nous je ne me plaignais pas Ă condition quâil ne me parle plus de vous. Je nâai pas de mĂ©rite. Je ne lui ai jamais dit quâil Ă©tait le meilleur. Je lâai juste aimĂ©. Ai-mĂ©. Vous voyez de quoi je parle ? -⊠- Alors, vous comprenez que je lâaie un peu mauvaise aujourdâhui⊠Je passais lâĂ©ponge autour de ses mains posĂ©es sur la table. - La confiance est revenue, le fils prodigue a muĂ©. Il a menĂ© sa barque comme un grand et le voilĂ maintenant qui abandonne sa vieille peau sous lâĆil attendri du mĂ©chant papa. Avouez que câest un peu rude, non ? -⊠- Vous ne dites rien ? - Non. Je vais me coucher. Jâai mis la machine en marche. - Câest ça, bonne nuit. Je me mordais les joues. Je gardais pour moi des choses affreuses. Jâai pris mon verre et je suis allĂ©e mâasseoir sur le canapĂ©. Jâai retirĂ© mes chaussures et je me suis recroquevillĂ©e sous les coussins. Je me suis relevĂ©e pour prendre la bouteille sur la table. Jâai secouĂ© le feu, Ă©teint la lumiĂšre et je suis revenue mâenterrer tranquillement. Je regrettais de nâĂȘtre pas encore soĂ»le. Je regrettais dâĂȘtre lĂ . Je regrettais⊠Je regrettais tellement de choses. Tellement de choses⊠Jâai posĂ© ma tĂȘte sur lâaccoudoir et fermĂ© les yeux. 11. - Tu dors ? - Non. Il est allĂ© se servir un verre et sâest assis sur le fauteuil dâĂ cĂŽtĂ©. Le vent soufflait toujours. Nous Ă©tions dans lâobscuritĂ©. Nous regardions le feu. De temps en temps, lâun de nous buvait et lâautre lâimitait. Nous nâĂ©tions ni bien, ni mal. Nous Ă©tions fatiguĂ©s. Au bout dâun trĂšs long moment il a dit - Tu sais, je ne serais pas celui que tu dis que je suis devenu si jâavais Ă©tĂ© plus courageux⊠- Pardon ? Je regrettais dĂ©jĂ de lui avoir rĂ©pondu. Je ne voulais plus parler de tout ce merdier. Je voulais quâon me laisse tranquille. - On parle toujours du chagrin de ceux qui restent mais as-tu dĂ©jĂ songĂ© Ă celui de ceux qui partent ? Oh lĂ , lĂ , me disais-je, mais quâest-ce quâil va encore me prendre la tĂȘte avec ses thĂ©ories, le vieux schnoque ? Je cherchais mes chaussures du regard. - On en reparlera demain, Pierre, je vais⊠Jâen ai marre. - Le chagrin de ceux par qui le malheur arrive⊠Ceux qui restent, on les plaint, on les console, mais ceux qui partent ? - Mais quâest-ce quâils veulent en plus, mâemportai-je, une couronne ? Un mot dâencouragement ? ! Il ne mâentendait pas. - Le courage de ceux qui se regardent dans la glace un matin et articulent distinctement ces quelques mots pour eux seuls Ai-je le droit Ă lâerreur ? » Juste ces quelques mots⊠Le courage de regarder sa vie en face, de nây voir rien dâajustĂ©, rien dâharmonieux. Le courage de tout casser, de tout saccager par⊠par Ă©goĂŻsme ? Par pur Ă©goĂŻsme ? Mais non, pourtant⊠Alors quâest-ce ? Instinct de survie ? LuciditĂ© ? Peur de la mort ? - Le courage de sâaffronter. Au moins une fois dans sa vie. De sâaffronter, soi. Soi-mĂȘme. Soi seul. Enfin. -â Le droit Ă lâerreur â, toute petite expression, tout petit bout de phrase, mais qui te le donnera ? - Qui, Ă part toi ? Ses mains tremblaient. - Moi, je ne me le suis pas donné⊠Je ne me suis donnĂ© aucun droit. Que des devoirs. Et voilĂ ce que je suis devenu un vieux con. Un vieux con aux yeux dâune des rares personnes pour lesquelles je nourris un peu dâestime. Quel fiasco⊠- Jâai eu beaucoup dâennemis. Je ne mâen vante pas, je ne mâen plains pas non plus, je mâen contrefous. Mais des amis⊠Des gens auxquels jâai eu envie de plaire ? Si peu, si peu⊠Toi entre autres. Toi, ChloĂ©, parce que tu es si douĂ©e pour la vie. Parce que tu lâempoignes Ă bout de bras. Tu bouges, tu danses, tu sais faire la pluie et le beau temps dans une maison. Tu as ce don merveilleux de rendre les gens heureux autour de toi. Tu es si Ă lâaise, si Ă lâaise sur cette petite planĂšte⊠- Jâai lâimpression que nous ne parlons pas de la mĂȘme personne⊠Il ne mâa pas entendue. Il se tenait droit. Il ne parlait plus. Il nâavait pas croisĂ© ses jambes. Son verre Ă©tait posĂ© sur ses cuisses. Je ne distinguais pas son visage. Son visage Ă©tait dans lâombre du fauteuil. - Jâai aimĂ© une femme⊠Je ne te parle pas de Suzanne, je te parle dâune autre femme. Jâavais rouvert les yeux. - Je lâai aimĂ©e plus que tout. Plus que tout⊠- Je ne savais pas quâon pouvait aimer Ă ce point⊠Enfin, moi en tout cas, je croyais que je nâĂ©tais pas⊠programmĂ© pour aimer de cette façon. Les dĂ©clarations, les insomnies, les ravages de la passion, câĂ©tait bon pour les autres tout ça. Dâailleurs, le seul mot de passion me faisait ricaner. La passion, la passion ! Je mettais ça entre hypnose et superstition, moi⊠CâĂ©tait presque un gros mot dans ma bouche. Et puis, ça mâest tombĂ© dessus au moment oĂč je mây attendais le moins. Je⊠Jâai aimĂ© une femme. - Je suis tombĂ© amoureux comme on attrape une maladie. Sans le vouloir, sans y croire, contre mon grĂ© et sans pouvoir mâen dĂ©fendre, et puis⊠Il se raclait la gorge. - Et puis je lâai perdue. De la mĂȘme maniĂšre. Je ne bougeais plus. Une enclume venait de me tomber sur la tĂȘte. - Elle sâappelait Mathilde. Elle sâappelle toujours Mathilde dâailleurs. Mathilde Courbet. Comme le peintre⊠- Jâavais quarante-deux ans et je me trouvais vieux dĂ©jĂ . Je me suis toujours trouvĂ© vieux de toute façon. Câest Paul qui Ă©tait jeune. Paul sera toujours jeune et beau. - Moi, je suis Pierre. Le besogneux, le laborieux. - Ă dix ans, jâavais dĂ©jĂ le visage que jâai aujourdâhui. La mĂȘme coupe de cheveux, les mĂȘmes lunettes, les mĂȘmes gestes, les mĂȘmes petites manies. Ă dix ans, je changeais dĂ©jĂ mon assiette au moment du fromage, jâimagine⊠Je lui souriais dans le noir. - Quarante-deux ans⊠Quâattend-on de la vie Ă quarante-deux ans ? - Moi, rien. Je nâattendais rien. Je travaillais. Encore et encore et toujours. CâĂ©tait ma tenue de camouflage, mon armure, mon alibi. Mon alibi pour ne pas vivre. Parce que je nâaimais pas tellement ça, vivre. Je croyais que je nâĂ©tais pas douĂ© pour ça. - Je mâinventais des difficultĂ©s, des montagnes Ă gravir. TrĂšs hautes. TrĂšs escarpĂ©es. Et puis je remontais mes manches. Je les gravissais et jâen inventais dâautres. Je nâĂ©tais pas ambitieux pourtant, jâĂ©tais sans imagination. Il a bu une gorgĂ©e. - Je⊠Je ne savais pas tout ça, tu sais⊠Câest Mathilde qui me lâa appris. Oh, Chloé⊠Comme je lâaimais⊠Comme je lâaimais⊠Tu es toujours lĂ ? - Oui. - Tu mâĂ©coutes ? - Oui. - Je tâembĂȘte ? - Non. - Tu vas tâendormir ? - Non. Il sâĂ©tait levĂ© pour remettre une bĂ»che. Il est restĂ© accroupi devant la cheminĂ©e. - Tu sais ce quâelle me reprochait ? Elle me reprochait dâĂȘtre trop bavard. Tu te rends compte ? Moi⊠Trop bavard ! Câest incroyable, non ? Mais câĂ©tait vrai pourtant⊠Je posais ma tĂȘte sur son ventre et je parlais. Je parlais pendant des heures. Des jours entiers, mĂȘme. Jâentendais le son de ma voix devenue si grave sous sa peau et jâaimais ça. Un vrai moulin Ă paroles⊠Je la soĂ»lais. Je la noyais. Elle riait. Elle me disait, mais, chut, ne parle pas tant, je ne tâentends plus. Pourquoi est-ce que tu parles comme ça ? Jâavais quarante-deux ans de silence Ă rattraper. Quarante-deux annĂ©es que je me taisais, que je gardais tout pour moi. Quâest-ce que tu disais tout Ă lâheure ? Que mon mutisme ressemblait Ă du dĂ©dain, câest ça ? Câest blessant, mais je peux le comprendre, je peux comprendre les reproches qui me sont adressĂ©s. Je peux les comprendre, mais je nâai pas envie de mâen dĂ©fendre. Câest bien lĂ le problĂšme dâailleurs⊠Mais, du dĂ©dain, je ne crois pas. Si inouĂŻ que cela puisse te sembler, je crois que mon mutisme ressemble plutĂŽt Ă de la timiditĂ©. Je ne mâaime pas assez pour accorder une quelconque importance Ă mes propos. Tourne sept fois ta langue dans ta bouche, dit lâexpression. Moi, je la tourne toujours une fois de trop. Je suis dĂ©courageant pour les autres⊠Je ne mâaimais pas avant Mathilde et je mâaime encore moins depuis. Je suppose que je suis dur Ă cause de ça⊠Il sâĂ©tait rassis. - Je suis dur dans le travail, mais lĂ , câest parce que je joue un rĂŽle, tu comprends ? Je suis obligĂ© dâĂȘtre dur. ObligĂ© de leur faire croire que je suis une terreur. Tu imagines sâils perçaient mon secret ? Sâils apprenaient que je suis timide ? Que je suis obligĂ© de travailler trois fois plus que les autres pour arriver au mĂȘme rĂ©sultat ? Que jâai une mauvaise mĂ©moire ? Que je suis lent Ă la comprenette ? Tu te rends compte ? Mais sâils savaient tout cela, ils me boufferaient tout cru ! - Et puis je ne sais pas me faire aimer⊠Je nâai pas de charisme, comme on dit. Si jâannonce une augmentation, je prends un ton cassant, si lâon me remercie, je ne rĂ©ponds pas, quand je veux faire un petit geste, je mâen empĂȘche et si jâai une bonne nouvelle Ă rĂ©pandre, je charge Françoise de cette tĂąche. Sur le plan du management, des ressources humaines, comme ils disent aussi, je suis une calamitĂ©. Une vĂ©ritable calamitĂ©. Câest Françoise justement qui mâavait inscrit contre mon grĂ© Ă une espĂšce de stage pour patrons ringards. Quelles foutaises⊠Deux jours enfermĂ©s au Concorde La Fayette de la porte Maillot Ă ingurgiter la bouillie dĂ©magogique dâune psy et dâun AmĂ©ricain surexcitĂ©. Il vendait son bouquin Ă la fin. Be the Best and Work in Love ça sâappelait. Mon Dieu, quelle fumisterie quand jây repense⊠à la fin du stage, je me souviens, on nous avait distribuĂ© un diplĂŽme de gentil patron comprĂ©hensif. Je lâai offert Ă Françoise qui lâa punaisĂ© dans le placard oĂč lâon rangeait les produits dâentretien et les rouleaux de - CâĂ©tait bien ? Mâa-t-elle demandĂ©. - CâĂ©tait affligeant. Elle a souri. - Ăcoutez, Françoise, ai-je ajoutĂ©, vous qui ĂȘtes ici comme Dieu le PĂšre, dites Ă ceux que ça intĂ©resse que je ne suis pas aimable mais quâils ne perdront jamais leur place parce que je suis trĂšs fort en calcul mental. - Amen, avait-elle murmurĂ© en baissant la tĂȘte. - Mais câĂ©tait vrai. En vingt-cinq ans de tyrannie, je nâai subi aucune grĂšve et je nâai jamais licenciĂ© personne. MĂȘme quand ça a Ă©tĂ© si difficile au dĂ©but des annĂ©es 90, je nâai licenciĂ© personne. Personne, tu mâentends ? - Et Suzanne ? -⊠- Pourquoi vous ĂȘtes si dur avec elle ? - Tu me trouves dur ? - Oui. - Dur comment ? - Dur. Il avait de nouveau posĂ© sa tĂȘte sur le fauteuil. - Quand Suzanne sâest rendu compte que je la trompais, je ne la trompais plus depuis longtemps. Jâavais⊠Je te raconterai ça plus tard⊠à lâĂ©poque, nous vivions rue de la Convention. Je nâaimais pas cet appartement. Je nâaimais pas la façon dont elle lâavait dĂ©corĂ©. JâĂ©touffais lĂ -dedans. Trop de meubles, trop de bibelots, trop de photos de nous, trop de tout. Je te dis ça, ça nâa aucun intĂ©rĂȘt⊠Je venais dans cet appartement pour y dormir, et parce que ma famille y vivait. Point. Un soir, elle mâa demandĂ© de lâemmener dĂźner. Nous sommes allĂ©s en bas de la maison. Une espĂšce de pizzeria minable. La lumiĂšre des nĂ©ons lui donnait une mine Ă©pouvantable. Elle qui sâĂ©tait dĂ©jĂ composĂ© une tĂȘte de femme outragĂ©e, ça nâarrangeait rien. CâĂ©tait cruel mais je ne lâavais pas fait exprĂšs, tu sais. Jâavais poussĂ© la porte du premier boui-boui venu⊠Pressentant ce qui allait mâarriver, je nâavais pas envie de me trouver loin de mon lit. Et en effet, ça nâa pas traĂźnĂ©. Ă peine avait-elle reposĂ© le menu que, dĂ©jĂ , elle Ă©clatait en sanglots. Elle savait tout. Que câĂ©tait une femme plus jeune. Elle savait depuis combien de temps ça durait et comprenait pourquoi jâĂ©tais toujours parti maintenant. Elle ne pouvait plus le supporter. JâĂ©tais un monstre. MĂ©ritait-elle autant de mĂ©pris ? MĂ©ritaitelle dâĂȘtre traitĂ©e comme ça ? Comme une souillon ? Au dĂ©but, elle avait fermĂ© les yeux. Elle se doutait bien de quelque chose, mais elle me faisait confiance. Elle pensait que câĂ©tait un coup de tĂȘte, un coup de sang, lâenvie de plaire encore. Quelque chose de rassurant pour ma virilitĂ©. Et puis il y avait mon travail. Mon travail si prenant, si difficile. Et elle, elle Ă©tait tout accaparĂ©e par lâamĂ©nagement de la nouvelle maison. Elle ne pouvait pas tout gĂ©rer dâun coup. Elle ne pouvait pas ĂȘtre sur tous les fronts en mĂȘme temps ! Elle me faisait confiance ! AprĂšs il y avait eu ma maladie et elle avait fermĂ© les yeux. Mais, lĂ , maintenant, elle ne pouvait plus le supporter. Non, elle ne pouvait plus me supporter. Mon Ă©goĂŻsme, mon mĂ©pris, la façon dont⊠à ce moment-lĂ , le serveur lâa interrompue, et, en lâespace dâune demiseconde, elle avait changĂ© de masque. En lui souriant, elle lui demandait des prĂ©cisions sur les tortellinis je-ne-sais-quoi. JâĂ©tais fascinĂ©. Quand il sâest tournĂ© vers moi, jâai balbutiĂ© un âC⊠Comme Madameâ affolĂ©. Pas une seconde je nâavais songĂ© Ă cette fichue carte, tu penses. Pas une seconde⊠Câest lĂ que jâai mesurĂ© la force de Suzanne. Sa force immense. Le rouleau compresseur, câest elle. Câest lĂ que jâai su quâelle Ă©tait de trĂšs loin la plus solide et que rien ne pouvait lâatteindre vraiment. En fait, câĂ©tait juste une bĂȘte question dâemploi du temps. Elle venait me chercher des poux dans la tĂȘte parce que sa maison du bord de mer Ă©tait terminĂ©e. Le dernier cadre accrochĂ©, la derniĂšre tringle posĂ©e, elle sâĂ©tait finalement tournĂ©e vers moi et avait Ă©tĂ© horrifiĂ©e par ce quâelle venait dây dĂ©couvrir. Je rĂ©pondais Ă peine, me dĂ©fendais mollement, je te lâai dit, jâavais dĂ©jĂ perdu Mathilde Ă ce moment-là ⊠Je regardais ma femme sâagiter en face de moi dans une pizzeria minable du quinziĂšme arrondissement de Paris et jâavais coupĂ© le son. Elle gesticulait, laissait rouler de grosses larmes sur ses joues, se mouchait et sauçait son assiette. Pendant ce temps, jâenroulais indĂ©finiment deux ou trois spaghettis autour de ma fourchette sans jamais parvenir Ă les hisser jusquâĂ ma bouche. Moi aussi, jâavais trĂšs envie de pleurer mais je me retenais⊠- Pourquoi vous vous reteniez ? - Question dâĂ©ducation, je pense⊠Et puis je me sentais encore si fragile⊠Je ne pouvais pas prendre le risque de me laisser aller. Pas lĂ . Pas maintenant. Pas avec elle. Pas dans cette gargote sordide. JâĂ©tais⊠Comment te dire⊠Si friable. Elle mâa racontĂ© ensuite quâelle avait consultĂ© un avocat pour mettre en route une procĂ©dure de divorce. JâĂ©tais soudain plus attentif. Un avocat ? Suzanne demandant le divorce ? Je nâimaginais pas que les choses Ă©taient allĂ©es si loin, quâelle avait Ă©tĂ© Ă ce point blessĂ©e⊠Elle avait vu cette femme, la belle-sĆur dâune de ses amies. Elle avait beaucoup hĂ©sitĂ© mais en rentrant dâun week-end ici, elle avait pris sa dĂ©cision. Elle lâavait prise dans la voiture sur le chemin du retour alors que je ne lui avais adressĂ© la parole quâune seule fois pour lui demander si elle avait la monnaie du pĂ©age. CâĂ©tait une espĂšce de roulette russe conjugale quâelle avait inventĂ©e si Pierre me parle, je reste, sâil ne parle pas, je divorce. JâĂ©tais troublĂ©. Je ne la savais pas si joueuse. Elle avait repris des couleurs et me regardait avec plus dâassurance Ă prĂ©sent. Bien sĂ»r, elle avait tout dĂ©ballĂ©. Mes voyages, toujours plus longs, toujours plus nombreux, mon dĂ©sintĂ©rĂȘt de la vie familiale, mes enfants transparents, les carnets de notes que je nâavais jamais signĂ©s, les annĂ©es perdues Ă tout organiser autour de moi. Pour mon bien-ĂȘtre, pour lâentreprise. Entreprise qui appartenait Ă sa famille Ă elle, entre parenthĂšses, le sacrifice de sa personne. Comment elle sâĂ©tait occupĂ©e de ma pauvre mĂšre jusquâau bout. Enfin tout, quoi, tout ce quâelle avait eu besoin de raconter, plus tout ce que les avocats aiment entendre pour pouvoir chiffrer les dĂ©gĂąts. Moi aussi je reprenais du poil de la bĂȘte, on arrivait en terrain connu. Que voulait-elle ? De lâargent ? Combien ? Quâelle me fixe un montant, jâavais dĂ©jĂ sorti mon chĂ©quier. Mais non, elle me reconnaissait bien lĂ , croyant mâen tirer Ă si bon compte... JâĂ©tais vraiment lamentable... Elle sâĂ©tait remise Ă sangloter entre deux bouchĂ©es de tiramisu. Pourquoi est-ce que je ne comprenais rien ? Il nây avait pas que les rapports de force dans la vie. Lâargent ne pouvait pas tout acheter. Tout racheter. Est-ce que je faisais semblant de ne rien comprendre ? Avais-je un cĆur ? JâĂ©tais vraiment lamentable. Lamentable⊠- Mais pourquoi est-ce que tu ne demandes pas le divorce alors ? Avais-je fini par lĂącher, agacĂ©, je prends toutes les fautes sur moi. Toutes, tu mâentends ? MĂȘme le caractĂšre Ă©pouvantable de ma mĂšre, je veux bien signer quelque part pour le reconnaĂźtre si ça te chante, mais ne tâencombre pas dâun avocat, je tâen prie, dis-moi plutĂŽt combien tu veux. Je lâavais piquĂ©e au vif. Elle a relevĂ© la tĂȘte et mâa regardĂ© dans les yeux. CâĂ©tait la premiĂšre fois depuis des annĂ©es que nous nous regardions si longtemps. Jâessayais de dĂ©couvrir quelque chose de nouveau sur ce visage. Notre jeunesse peut-ĂȘtre⊠Le temps oĂč je ne la faisais pas pleurer. OĂč je ne faisais pleurer aucune femme, et oĂč lâidĂ©e mĂȘme de bavasser autour dâune table du sentiment amoureux me semblait inconcevable. Mais je nâai rien dĂ©couvert, seulement la moue un peu triste dâune Ă©pouse vaincue qui sâapprĂȘtait Ă passer aux aveux. Elle nâĂ©tait pas retournĂ©e chez son avocate car elle nâen avait pas le courage. Elle aimait sa vie, sa maison, ses enfants, ses commerçants⊠Elle avait honte de se lâavouer, et pourtant câĂ©tait la vĂ©ritĂ© elle nâavait pas le courage de me quitter. Pas le courage. Je pouvais courir si ça me chantait, je pouvais en sauter dâautres si ça me rassurait, mais, elle, elle ne partirait pas. Elle ne voulait pas perdre ce quâelle avait conquis. Cet Ă©chafaudage social. Nos amis, nos relations, les amis des enfants. Et puis il y avait cette maison toute pimpante dans laquelle nous nâavions encore jamais dormi⊠CâĂ©tait un risque quâelle nâavait pas envie de prendre. AprĂšs tout, quâest-ce que ça pouvait lui faire ? Il y en avait des hommes qui trompaient leur femme⊠Un paquet mĂȘme⊠Elle sâĂ©tait confiĂ©e et avait Ă©tĂ© déçue par la banalitĂ© de son histoire. CâĂ©tait ainsi. La faute Ă ce qui nous pendait entre les jambes. Il fallait faire le gros dos et laisser passer lâorage. Elle avait fait le premier pas, mais lâidĂ©e de nâĂȘtre plus madame Pierre Dippel la laissait exsangue. CâĂ©tait comme ça et câĂ©tait tant pis pour elle. Sans les enfants, sans moi, elle ne pesait pas lourd. Je lui tendais mon mouchoir. âCe nâest pas grave, ajouta-t-elle en se forçant Ă sourire, ce nâest pas grave⊠Je reste prĂšs de toi parce que je nâai pas trouvĂ© de meilleure idĂ©e. Je me suis mal organisĂ©e pour une fois. Moi qui prĂ©vois toujours tout, lĂ , je⊠Je me suis laissĂ© dĂ©border, on dirait.â Elle souriait en pleurant. Jâai tapotĂ© sa main. CâĂ©tait fini. JâĂ©tais lĂ . Je nâĂ©tais avec personne dâautre. Personne. CâĂ©tait fini. CâĂ©tait fini⊠Nous avons bu nos cafĂ©s en commentant le mauvais goĂ»t de la dĂ©coration et les moustaches du patron. Deux vieux amis tout couverts de cicatrices. Nous venions de soulever une grosse pierre et de la laisser retomber aussitĂŽt. CâĂ©tait trop affreux ce qui grouillait lĂ -dessous. Ce soir-lĂ , dans le noir, jâai pris Suzanne chastement dans mes bras. Je ne pouvais pas faire plus. Ce fut pour moi une nouvelle nuit blanche. Au lieu de me rassurer, ses aveux mâavaient complĂštement Ă©branlĂ©. Il faut dire que jâĂ©tais si mal Ă cette Ă©poque. Si mal. Si mal. Tout mâĂ©corchait. Je me trouvais vraiment dans une situation affligeante jâavais perdu celle que jâaimais et venais de comprendre que jâavais aussi esquintĂ© lâautre. Quel tableau⊠Jâavais perdu lâamour de ma vie pour rester avec une femme qui ne me quittait pas Ă cause de son fromager et de son charcutier. CâĂ©tait inextricable. CâĂ©tait du sabotage. Ni Mathilde, ni Suzanne nâavaient mĂ©ritĂ© ça. Jâavais tout ratĂ©. Jamais je ne mâĂ©tais senti aussi misĂ©rable⊠Les mĂ©dicaments ne devaient rien arranger non plus, câest sĂ»r, mais si jâavais Ă©tĂ© plus courageux moi aussi, je me serais pendu cette nuit-lĂ . Il renversait sa tĂȘte en arriĂšre pour finir son verre. - Mais Suzanne ? Elle nâest pas malheureuse avec vous⊠- Tu crois ? Comment tu peux dire une chose pareille ? Elle tâa dit quâelle Ă©tait heureuse ? - Non. Pas comme ça. Ce nâest pas ce quâelle a dit mais elle me lâa laissĂ© entendre⊠De toute façon, ce nâest pas le genre de femme Ă se poser un moment pour se demander si elle est heureuse⊠- Non, ce nâest pas le genre en effet⊠Câest lĂ sa force, dâailleurs. Mais, tu sais, si jâĂ©tais si malheureux cette nuit-lĂ , câĂ©tait surtout Ă cause dâelle. Quand je vois ce quâelle est devenue⊠Si dadame, si convenue⊠Et si tu avais vu quel morceau de fille câĂ©tait quand je lâai rencontrĂ©e⊠Je ne suis pas fier de moi, non, vraiment, il nây a pas de quoi pavoiser. Je lâai Ă©touffĂ©e. Je lâai fanĂ©e. Pour moi, elle a toujours Ă©tĂ© celle qui est lĂ . Dans les parages. Sous ma main. Au bout du fil. Avec les enfants. Dans la cuisine. Une espĂšce de vestale qui dĂ©pensait lâargent que je gagnais et faisait tourner notre petit monde dans le confort et sans se plaindre. Je ne lâai jamais vue plus loin que le bout de mon nez. Lequel de ses secrets ai-je essayĂ© de percer ? Aucun. Lâai-je jamais questionnĂ©e sur elle, son enfance, ses souvenirs, ses regrets, sa lassitude, notre vie charnelle, ses espoirs déçus, ses rĂȘves ? Non. Jamais. Rien. Rien ne mâintĂ©ressait. - Nâen faites pas trop non plus, Pierre. Vous ne pouvez pas tout prendre sur vos Ă©paules. Lâauto flagellation a ses charmes, mais quand mĂȘme⊠Vous nâĂȘtes pas trĂšs crĂ©dible en saint SĂ©bastien, vous savez⊠- Câest bien, tu ne me passes rien. Tu es ma petite persifleuse prĂ©fĂ©rĂ©e. Câest pour ça que ça mâennuie de te perdre. Qui me volera dans les plumes quand tu ne seras plus lĂ ? - Nous dĂ©jeunerons ensemble de temps en temps⊠- Tu me le promets ? - Oui. - Tu dis ça et puis tu ne le feras pas, jâen suis sĂ»r⊠- Nous fixerons un rite, le premier vendredi de chaque mois par exemple⊠- Pourquoi le vendredi ? - Parce que jâaime le bon poisson ! Vous mâemmĂšnerez dans de bons restaurants, nâest-ce pas ? - Les meilleurs ! - Ah ! Jâen suis fort aise⊠Mais dans longtemps⊠- Longtemps ? - Oui. - Quand ? -⊠- Bien. Je patienterai. Je remuais une bĂ»che. - Pour en revenir Ă Suzanne⊠Ce cĂŽtĂ© si dadame comme vous dites, vous nây ĂȘtes pour rien et heureusement. Il y a quand mĂȘme des choses quâelle peut revendiquer sans votre sceau. Vous savez, câest comme ces produits anglais qui fanfaronnent by appointment to Her Majesty ». Suzanne est devenue ce quâelle est sans avoir eu besoin de votre appointment ». Vous ĂȘtes un peu emmerdant, mais vous nâĂȘtes pas tout-puissant quand mĂȘme ! Ce cĂŽtĂ© dame patronnesse, coureuse de soldes et fiches cuisine, elle nâa pas eu besoin de vous pour se la fabriquer la panoplie. Câest de nature, comme on dit. Elle a ça dans le sang, ce cĂŽtĂ© JâĂ©poussette Je commente Je juge et Je pardonne. Câest Ă©puisant, enfin moi, ça mâĂ©puise, mais câest le revers de ses mĂ©dailles, et Dieu sait quâelle en a des mĂ©dailles, hein ? - Oui. Dieu doit le savoir, lui⊠Tu veux boire quelque chose ? - Non merci. - Une tisane peut-ĂȘtre ? - Non, non. Je prĂ©fĂšre mâenivrer tout doucement⊠- Bon⊠eh bien je vais te laisser tranquille. - Pierre ? - Oui. - Je nâen reviens pas. - De quoi ? - De tout ce que vous venez de me raconter⊠- Moi non plus. - Et Adrien ? - Adrien quoi ? - Vous lui direz ? - Quâest-ce que je lui dirai ? - Eh bien⊠Tout ça⊠- Adrien est venu me voir, figure-toi. - Quand ? - La semaine derniĂšre et⊠Je ne lui ai pas parlĂ©. Enfin, je ne lui ai pas parlĂ© de moi, mais je lâai Ă©couté⊠- Quâest-ce quâil vous a dit ? - Ce que je tâai dit, ce que je savais dĂ©jà ⊠Quâil Ă©tait malheureux, quâil ne savait plus oĂč il en Ă©tait⊠- Il est venu se confier Ă vous ? ! - Oui. Je me suis remise Ă pleurer. - Ăa tâĂ©tonne ? Je secouais la tĂȘte. - Je me sens trahie. MĂȘme vous. Vous⊠Je dĂ©teste ça. Moi, je ne fais pas ça aux gens, je⊠- Calme-toi. Tu mĂ©langes tout. Qui te parle de trahison ? OĂč est la trahison ? Il est arrivĂ© sans prĂ©venir et dĂšs que je lâai vu, je lui ai proposĂ© de sortir. Jâai Ă©teint mon portable et nous sommes descendus au parking. Au moment oĂč je mettais le contact, il me lâa dit Je vais quitter ChloĂ©. » Je nâai pas bronchĂ©. Nous sommes remontĂ©s Ă lâair libre. Je ne voulais pas lui poser de questions, jâattendais quâil parle⊠Toujours ce problĂšme de fils Ă dĂ©mĂȘler... Je ne voulais rien brusquer. Je ne savais pas oĂč aller. JâĂ©tais un peu secouĂ© moi-mĂȘme pour tout tâavouer. Jâai pris les MarĂ©chaux et ouvert le cendrier. - Et alors ? Ajoutai-je. - Alors rien. Il est mariĂ©. Il a deux enfants. Il a rĂ©flĂ©chi. Il pense que ça vaut⊠- Taisez-vous, taisez-vous⊠Je connais la suite. Je mâĂ©tais levĂ©e pour attraper le rouleau de Sopalin. - Vous devez ĂȘtre fier de lui, hein ? Câest bien, ce quâil fait, hein ? Ăa, câest un homme au moins ! Un type courageux. Quelle belle revanche il vous offre lĂ ! Quelle belle revanche⊠- Ne prends pas ce ton-lĂ . - Je prends le ton que je veux et je vais vous dire ce que je pense⊠Vous ĂȘtes encore pire que lui. Vous, vous avez tout ratĂ©. Oui, sous vos grands airs, vous avez tout ratĂ© et vous vous servez de lui, de ses coucheries pour vous rĂ©conforter. Je trouve ça minable. Vous mâĂ©cĆurez tous les deux. - Tu dis nâimporte quoi. Tu le sais, nâest-ce pas ? Tu le sais que tu dis nâimporte quoi ? Il me parlait trĂšs doucement. - Si câĂ©tait une affaire de coucheries, comme tu dis, nous nâen serions pas lĂ , tu le sais bien⊠- ChloĂ©, parle-moi. - Je suis la reine des connes⊠Non. Ne me contredisez pas pour une fois. Ne me contredisez pas, ça me ferait tellement plaisir. - Je peux te faire un aveu ? Un aveu trĂšs difficile ? - Allez-y, au point oĂč jâen suis⊠- Je pense que câest une bonne chose. - Une bonne chose de quoi ? - Ce qui tâarrive là ⊠- DâĂȘtre la reine des connes ? - Non, quâAdrien sâĂ©loigne. Je pense que tu vaux mieux que ça⊠Mieux que cette gaietĂ© un peu forcĂ©e⊠Mieux que de te limer les ongles dans le mĂ©tro en tripotant ton agenda, mieux que le square Firmin-GĂ©don, mieux que ce que vous Ă©tiez devenus tous les deux. Câest choquant, ce que je te dis lĂ , nâest-ce pas ? Et puis de quoi je me mĂȘle, hein ? Oui, câest choquant, mais tant pis. Je ne peux pas faire semblant, je tâaime trop bien. Je pense quâAdrien nâĂ©tait pas Ă la hauteur. Il avait chaussĂ© un peu grand avec toi. VoilĂ ce que je pense⊠Câest choquant parce que câest mon fils et que je ne devrais pas parler de lui comme ça⊠Oui, je sais. Mais voilĂ , je suis un vieux con et je me fous des biensĂ©ances. Je te le dis parce que jâai confiance en toi. Tu⊠Tu nâĂ©tais pas si bien aimĂ©e. Et si tu Ă©tais aussi honnĂȘte que moi Ă cette minute prĂ©cise de ta vie, tu prendrais un air offusquĂ© bien sĂ»r, mais tu nâen penserais pas moins⊠- Vous dites nâimporte quoi. - Nous y voilĂ . Ton petit air offusqué⊠- Vous faites dans la psychanalyse maintenant ? - Tu ne lâas jamais entendue, cette voix dans ton for intĂ©rieur qui te pinçait de temps en temps pour te rappeler que tu nâĂ©tais pas si bien aimĂ©e que ça ? - Non. - Non ? - Non. - Bon. Alors je dois me tromper⊠Il sâĂ©tait avancĂ© en sâappuyant sur ses genoux. - Moi, je pense que tu devrais remonter un jour⊠- Remonter dâoĂč ? - Du troisiĂšme sous-sol. - Vous avez vraiment un avis sur tout, hein ? - Non. Pas sur tout. Quâest-ce que câest que ce travail de grouillot dans les caves dâun musĂ©e quand on sait de quoi tu es capable ? Câest du temps perdu. Tu fais quoi ? Des copies ? Des moulages ? Tu bricoles. La belle affaire ! JusquâĂ quand ? JusquâĂ la retraite ? Ne me dis pas que tu es heureuse dans ce trou Ă rats de fonctionnaires⊠- Non, non, ironisai-je, je ne vais pas vous dire ça, rassurez-vous. - Moi, si jâĂ©tais ton amoureux, je tâattraperais par la peau du cou et te remonterais Ă la lumiĂšre. Tu as quelque chose dans les mains et tu le sais. Assume ça. Assume tes dons. Assume cette responsabilitĂ©. Moi, je te poserais quelque part et je te dirais Ă toi maintenant. Ă toi de jouer, ChloĂ©. Montre-nous ce que tu as dans le ventre. » - Et si je nâai rien ? - Eh bien, ce serait lâoccasion de le savoir. Et arrĂȘte de te mordre la lĂšvre, tu me fais mal. - Pourquoi vous avez tant de bonnes idĂ©es pour les autres et si peu pour vousmĂȘme ? - Jâai dĂ©jĂ rĂ©pondu Ă cette question. - Quâest-ce quâil y a ? - Jâai cru entendre Marion pleurer⊠- Je nâent⊠- Chut⊠- Ăa va, elle sâest rendormie. Je me suis rassise en tirant la couverture sur moi. - Tu veux que jâaille voir ? - Non, non. Attendons un petit peu. - Et je mĂ©rite quoi, dâaprĂšs vous, monsieur Je-sais-tout ? - Tu mĂ©rites dâĂȘtre traitĂ©e comme ce que tu es. - Câest-Ă -dire ? - Comme une princesse. Une princesse des Temps modernes. - Pff⊠Nâimporte quoi. - Oui, je suis prĂȘt Ă dire nâimporte quoi. Nâimporte quoi du moment que ça te fasse sourire⊠Souris-moi, ChloĂ©. - Vous ĂȘtes fou. Il sâĂ©tait levĂ©. - Ah⊠Parfait ! Jâaime mieux ça. Tu commences Ă dire moins de bĂȘtises⊠Oui, je suis fou, et tu veux que je te dise, mĂȘme ? Je suis fou et jâai faim ! Quâest-ce que je pourrais bien manger comme dessert ? - Regardez dans le frigidaire. Il faudrait finir les yaourts des filles⊠- OĂč ça ? - Tout en bas. - Les petits machins roses ? - Oui. - Ce nâest pas mauvais⊠Il lĂ©chait sa cuillĂšre. - Vous avez vu comment ça sâappelle ? - Non. - Regardez, câĂ©tait pour vous. - Petits Filous⊠Câest malin. - Nous ferions mieux dâaller nous coucher, tu ne crois pas ? - Oui. - Tu as sommeil ? Je me dĂ©solais. - Comment voulez-vous que je dorme avec tout ce que nous remuons ? Jâai lâimpression de touiller un gros chaudron⊠- Moi, je dĂ©noue ma pelote, toi tu touilles ton chaudron. Câest amusant les images que nous employons⊠- Vous le matheux et moi la mĂ©mĂšre. - La mĂ©mĂšre ? Nâimporte quoi. Ma princesse, une mĂ©mĂšre⊠Ah, lĂ , lĂ ! ce que tu as pu dire comme bĂȘtises ce soir. - Vous ĂȘtes pĂ©nible, hein ? - TrĂšs. - Pourquoi ? - Je ne sais pas. Peut-ĂȘtre parce que je dis ce que je pense. Ce nâest pas si courant⊠Je nâai plus peur de nâĂȘtre pas aimĂ©. - Et par moi ? - Oh toi, tu mâaimes, je ne mâen fais pas ! - Pierre ? - Oui. - Quâest-ce quâil sâest passĂ© avec Mathilde ? Il mâa regardĂ©e. Il a ouvert la bouche et lâa refermĂ©e. Il a croisĂ© ses jambes et les a dĂ©croisĂ©es. Il sâest levĂ©. Il a tisonnĂ© le feu et dĂ©rangĂ© les braises. Il a baissĂ© la tĂȘte et murmurĂ© - Rien. Il ne sâest rien passĂ©. Ou si peu. Si peu de jours, si peu dâheures⊠Presque rien en vĂ©ritĂ©. - Vous nâavez pas envie dâen parler ? - Je ne sais pas. - Vous ne lâavez jamais revue ? - Si. Une fois. Il y a quelques annĂ©es. Dans les jardins du Palais-Royal⊠- Et alors ? - Alors rien. - Comment vous lâaviez rencontrĂ©e ? - Tu sais⊠Si je commence, je ne sais pas quand je vais mâarrĂȘter⊠- Je vous lâai dit, je nâai pas sommeil. Il sâest mis Ă examiner le dessin de Paul. Les mots rĂ©sistaient. - CâĂ©tait quand ? - CâĂ©tait⊠Je lâai vue pour la premiĂšre fois le 8 juin 1978 vers onze heures du matin heure locale Ă Hongkong. Nous nous trouvions au vingt-neuviĂšme Ă©tage de la tour Hyatt dans le bureau dâun monsieur Singh qui avait besoin de moi pour forer quelque part Ă TaĂŻwan. Ăa te fait sourire ? - Oui, câest prĂ©cis. Elle travaillait avec vous ? - Elle Ă©tait ma traductrice. - Du chinois ? - Non, de lâanglais. - Mais vous parlez anglais, vous ? - Pas bien. Pas assez bien pour traiter ce genre dâaffaires, tout cela est tellement subtil. Ă ce niveau-lĂ , ce nâest plus du langage, câest de la prestidigitation. Un sous-entendu tâĂ©chappe et tu perds vite les pĂ©dales. En plus, je ne connaissais pas les termes exacts pour traduire le jargon technique dont nous avions besoin ce jour-lĂ et, pour couronner le tout, je ne me suis jamais fait Ă lâaccent des Chinois. Jâai lâimpression dâentendre ting ting » Ă la fin de chaque mot. Je parle des mots quâils ne mĂąchonnent pas Ă©videmment. - Et alors ? - Alors jâĂ©tais dĂ©routĂ©. Je mâattendais Ă travailler avec un vieux monsieur anglais, un traducteur du cru avec qui Françoise avait minaudĂ© au tĂ©lĂ©phone, Vous allez voir, un vrai gentleman⊠» Tu parles ! Me voilĂ , sous pression, dĂ©calĂ© dâune nuit, angoissĂ©, nouĂ©, tremblant comme une feuille, et pas le moindre British Ă lâhorizon. CâĂ©tait un Ă©norme marchĂ©, de quoi faire tourner la maison pendant plus de deux ans. Je ne sais pas si tu peux tâen rendre compte⊠- Vous vendiez quoi au juste ? - Des cuves. - Des cuves ? - Oui, mais attends⊠Pas des cuves ordinaires, des⊠- Non, non, je mâen fiche ! Continuez ! - Donc, je te disais, jâĂ©tais Ă bout de nerfs. Je travaillais sur ce projet depuis des mois, jâavais investi lĂ -dedans des capitaux Ă©normes. Jâavais endettĂ© la boĂźte et jây avais laissĂ© mes petites Ă©conomies aussi. Je pouvais retarder la fermeture dâune usine prĂšs de Nancy. Dix-huit bonshommes. Jâavais les frĂšres de Suzanne sur le dos et je savais quâils mâattendaient au tournant, quâils ne me feraient pas de cadeau, ces bons Ă rien⊠En plus, jâavais une diarrhĂ©e carabinĂ©e. Excuse-moi dâĂȘtre si prosaĂŻque, mais je⊠Bref, je suis entrĂ© dans ce bureau comme on descend dans une arĂšne et quand jâai compris que câĂ©tait entre les mains de⊠de⊠de cette crĂ©ature que je remettais ma vie, jâai failli tomber dans les pommes. - Mais pourquoi ? - Tu sais, câest un monde trĂšs machiste, le pĂ©trole. Maintenant, ça a un peu changĂ©, mais Ă lâĂ©poque, on ne voyait pas beaucoup de femmes⊠- Et puis vous aussi⊠- Moi quoi ? - Vous ĂȘtes un peu machiste⊠Il ne disait pas non. - Attends, mais mets-toi Ă ma place une seconde ! Je mâattendais Ă serrer la main dâun vieil Anglais flegmatique, un gars rompu aux us et coutumes des colonies avec des moustaches et un costume froissĂ©, et me voilĂ en train de saluer une jeunette en lorgnant son dĂ©colleté⊠Oh, non, je tâassure, câĂ©tait trop pour moi. Je nâavais pas besoin de ça⊠Le sol se dĂ©robait sous mes pieds. Elle mâexpliquait que son Mister Magoo Ă©tait souffrant, quâon lâavait dĂ©pĂȘchĂ©e la veille au soir, et elle me serrait la main trĂšs fort pour me donner du courage. Enfin, câest ce quâelle mâa dit aprĂšs, quâelle mâavait secouĂ© comme un prunier parce quâelle mâavait trouvĂ© un peu pĂąlot. - Il sâappelait vraiment Mister Magoo ? - Non. Je te dis nâimporte quoi. - Et aprĂšs ? - AprĂšs je lui ai chuchotĂ© Ă lâoreille Mais vous ĂȘtes au courant⊠Je veux dire des donnĂ©es du problĂšme⊠Câest assez spĂ©cifique⊠Je ne sais pas si on vous a prĂ©venue⊠» Et lĂ , elle mâa fait un sourire merveilleux. Un genre de sourire merveilleux qui voulait dire Ă peu prĂšs Tttt⊠Ne mâembrouille pas mon bonhomme. JâĂ©tais anĂ©anti. Je mâĂ©tais penchĂ© sur ce mignon cou. Elle sentait bon. Elle sentait merveilleusement bon⊠Tout se mĂ©langeait dans ma tĂȘte. CâĂ©tait la catastrophe. Elle Ă©tait assise en face de moi, Ă la droite dâun sĂ©millant Chinois qui me tenait par les parties, si je puis me permettre. Elle avait posĂ© son menton sur ses doigts croisĂ©s et me jetait des regards confiants pour me donner du courage. Il y avait quelque chose de cruel dans ces petits sourires en coin, jâĂ©tais complĂštement dans le coaltar mais je mâen rendais bien compte. Je ne respirais plus. Je croisais mes bras sur mon ventre pour retenir ma bidoche et je priais le ciel. JâĂ©tais Ă sa merci. Jâallais vivre les plus belles heures de ma vie. - Comme vous racontez bien⊠- Tu te moques de moi. - Non, non, pas du tout ! - Si. Tu te moques. JâarrĂȘte. - Non, je vous en prie ! Surtout pas. Et aprĂšs ? - Tu mâas coupĂ© dans mon Ă©lan. - Je ne dirai plus rien. - Et aprĂšs ? - AprĂšs quoi ? - AprĂšs, avec le Chinetoque, comment ça sâest passĂ© ? - Vous souriez. Pourquoi vous souriez ? Racontez-moi ! - Je souris parce que câĂ©tait incroyable⊠Parce quâelle Ă©tait incroyable⊠Parce que la situation Ă©tait complĂštement incroyable⊠- ArrĂȘtez de sourire tout seul ! Racontez-moi ! Racontez-moi, Pierre ! - Eh bien⊠Dâabord, elle a sorti un Ă©tui de son sac, un petit Ă©tui en plastique façon crocodile. Elle y mettait beaucoup de componction. Ensuite, elle a posĂ© sur son nez une affreuse paire de bĂ©sicles. Tu sais, ces petites lunettes sĂ©vĂšres avec une monture en fer-blanc. Des lunettes dâinstitutrice Ă la retraite. Et Ă partir de ce moment-lĂ , son visage sâest fermĂ©. Elle ne me regardait plus comme avant. Elle soutenait mon regard et attendait que je rĂ©cite ma leçon. Je parlais, elle traduisait. JâĂ©tais fascinĂ© parce quâelle commençait ses phrases avant que jâaie terminĂ© les miennes. Je ne sais pas comment elle rĂ©ussissait ce tour de force. Elle Ă©coutait et rĂ©pĂ©tait presque tout en mĂȘme temps. CâĂ©tait de la traduction simultanĂ©e. CâĂ©tait fascinant⊠Vraiment⊠Au dĂ©but, je parlais lentement et puis de plus en plus vite. Je crois que jâessayais dĂ©jĂ de la bousculer un peu. Elle ne cillait pas. Au contraire, elle sâamusait Ă finir mes phrases avant moi. DĂ©jĂ elle me faisait sentir Ă quel point jâĂ©tais prĂ©visible⊠Et puis elle sâest levĂ©e pour traduire des courbes sur un tableau. Jâen profitais pour regarder ses jambes. Elle avait un petit cĂŽtĂ© dĂ©suet, dĂ©modĂ©, totalement anachronique. Elle portait une jupe Ă©cossaise jusquâaux genoux, un twin-set vert foncĂ©, des⊠Pourquoi tu ris encore ? - Parce que vous dites ce mot twin-set ». Ăa me fait rire. - Mais enfin ! Je ne vois pas ce quâil y a de drĂŽle ! Quâest-ce que tu veux que je dise dâautre ? - Rien, rien⊠- Tu es idiote⊠- Je me tais, je me tais. - MĂȘme son soutien-gorge Ă©tait dĂ©modé⊠Elle avait la poitrine pigeonnante des filles de ma jeunesse. De jolis seins, pas trĂšs gros, un peu Ă©cartĂ©s, pointus⊠Pigeonnants, quoi. Et puis jâĂ©tais fascinĂ© par son ventre. Ce petit ventre rebondi, rond, rond comme un ventre dâoiseau. Ce petit ventre adorable qui dĂ©formait les carreaux de sa jupe et que je trouvais⊠à ma main dĂ©jà ⊠Je cherchais Ă apercevoir ses pieds quand jâai vu son trouble. Elle sâĂ©tait tue. Elle Ă©tait toute rose. Son front, ses joues, son cou Ă©taient roses. Rose comme une petite Ă©crevisse. Elle me regardait effarĂ©e. - Que se passe-t-il ? ai-je demandĂ©. - Vous⊠Vous nâavez pas compris ce quâil a dit ? - Nn⊠Non. Quâest-ce quâil a dit ? - Vous nâavez pas compris ou vous nâavez pas entendu ? - Je⊠Je ne sais pas⊠Je nâai pas Ă©coutĂ©, je crois⊠Elle regardait par terre. Elle Ă©tait Ă©mue. Jâimaginais le pire, le dĂ©sastre, la gaffe, la grosse bourde⊠et je mettais la clef sous la porte pendant quâelle resserrait son chignon. - Que se passe-t-il ? Il y a un problĂšme ?â Le Chinois riait, lui disait quelque chose que je ne comprenais toujours pas. JâĂ©tais complĂštement perdu. Je ne comprenais rien. Je passais pour un con, oui ! - Mais quâest-ce quâil dit ? Dites-moi ce quâil a dit ! !â Elle bafouillait. - Câest foutu, câest ça ? - Non, non, je ne crois pas⊠- Alors quoi ? - Monsieur Singh se demande si câest une bonne idĂ©e de traiter dâun si gros business avec vous aujourdâhui⊠- Mais pourquoi ? Quâest-ce qui ne va pas ?â Je me tournais vers lui pour le rassurer. Jâopinais bĂȘtement du chef et tentais un sourire de French manager conquĂ©rant. Je devais ĂȘtre ridicule⊠Et lâautre gros pĂšre qui se marrait toujours⊠Il Ă©tait si content de lui quâon ne distinguait plus ses yeux. - Jâai dit une bĂȘtise ? - Non. - Vous avez dit une bĂȘtise ? - Moi ? Mais non ! Je me contente de rĂ©pĂ©ter votre charabia ! - Mais alors quoi ? ! Je sentais de grosses gouttes de sueur dĂ©gouliner sous mes aisselles. Elle riait, sâĂ©ventait. Semblait un peu nerveuse. - Monsieur Singh dit que vous nâĂȘtes pas concentrĂ©. - Mais si, je suis concentrĂ© ! Je suis trĂšs concentrĂ© ! I am very concentrated ! - No, no, rĂ©pondait-il en secouant la tĂȘte. - Monsieur Singh dit que vous nâĂȘtes pas concentrĂ© parce que vous ĂȘtes en train de tomber amoureux et monsieur Singh ne veut pas traiter une affaire avec un Français qui tombe amoureux. Il dit que câest trop dangereux.â - Câest moi qui suis devenu cramoisi. - Non, non⊠No, no ! Ăa va. I am fine, I mean I am calm⊠I⊠I⊠Et vers elle - Dites-lui que ce nâest pas vrai. Que ça va. Que tout est bien pour moi. Dites-lui que⊠I am okay. Yes, yes, Iâm okay. Je mâagitais. Elle avait retrouvĂ© son petit sourire du dĂ©but. - Ce nâest pas vrai ?â Dans quel merdier mâĂ©tais-je embourbĂ© ? Non, enfin si, enfin non, enfin ce nâest pas le problĂšme⊠Je veux dire ce nâest pas un problĂšme⊠Je⊠There is no problem, I am fine ! Je crois quâils se foutaient tous de ma gueule. Le gros Singh, ses acolytes et la demoiselle. Elle nâa pas cherchĂ© Ă me rĂ©conforter - Câest vrai ou ce nâest pas vrai ? - Quelle garce. Ătait-ce vraiment le moment ? - Ce nâest pas vrai, ai-je menti. - Ah, bon ! Vous mâavez fait peur⊠- Quelle garce, pensais-je encore. - Elle venait de me mettre K-O debout. - Et ensuite ? - Ensuite, le travail a repris. TrĂšs pro. Comme si de rien nâĂ©tait. JâĂ©tais trempĂ©. Jâavais lâimpression dâavoir pris du 220 dans les pattes et je nâen menais pas large. Je ne la regardais plus. Je ne voulais plus la regarder. Je ne voulais plus quâelle existe. Je ne pouvais plus me tourner vers elle. Je voulais quâelle disparaisse dans un trou de souris et disparaĂźtre avec elle. Et plus je lâignorais, plus je tombais amoureux dâelle. CâĂ©tait exactement comme je te disais tout Ă lâheure, comme une maladie. Tu sais comment ça se passe⊠Tu Ă©ternues. Une fois. Deux fois. Tu frissonnes et voilĂ . Câest trop tard. Le mal est fait. LĂ , câĂ©tait la mĂȘme chose jâĂ©tais pris, jâĂ©tais fichu. Il nây avait plus rien Ă espĂ©rer et quand elle me rĂ©pĂ©tait les paroles du vieux Singh, je plongeais dans mes dossiers la tĂȘte en avant. Elle devait bien sâamuser. Ce calvaire a durĂ© presque trois heures⊠Quâest-ce que tu as ? Tu as froid ? - Un peu, mais ça va, ça va⊠Continuez. Que sâest-il passĂ© aprĂšs ? Il sâĂ©tait penchĂ© pour mâaider Ă remonter la couverture. - AprĂšs, rien. AprĂšs⊠Je viens de te le dire, je venais de vivre le meilleur⊠AprĂšs je⊠CâĂ©tait⊠AprĂšs câest devenu plus triste. - Mais pas tout de suite ? - Non. Pas tout de suite. Il y a eu un peu de rab⊠Mais tous les moments que nous avons partagĂ©s aprĂšs cette sĂ©ance de travail, câĂ©tait comme si je les avais volĂ©s⊠- VolĂ©s Ă qui ? - Ă qui ? Ă quoi ? Si seulement je le savais⊠AprĂšs, jâai rangĂ© mes feuilles et rebouchĂ© mon stylo. Je me suis levĂ©, jâai serrĂ© la main de mes bourreaux et jâai quittĂ© cette piĂšce. Et dans lâascenseur, quand les portes se sont fermĂ©es, jâai eu vraiment lâimpression de tomber dans un trou. JâĂ©tais Ă©puisĂ©, vidĂ©, Ă bout de forces et au bord des larmes. Les nerfs, je pense⊠Je me sentais si misĂ©rable, si seul⊠Si seul surtout. Je suis retournĂ© dans ma chambre dâhĂŽtel, jâai commandĂ© un whisky et me suis fait couler un bain. Je ne savais mĂȘme pas son nom. Je ne savais rien dâelle. JâĂ©numĂ©rais les choses que je savais elle parlait remarquablement bien lâanglais. Elle Ă©tait intelligente⊠TrĂšs intelligente⊠Trop intelligente ? Ses connaissances techniques, scientifiques et sidĂ©rurgiques me laissaient pantois. Elle Ă©tait brune. Elle Ă©tait trĂšs jolie. Elle devait mesurer⊠Allez quoi⊠1,66 mĂštre peut-ĂȘtre⊠Elle sâĂ©tait moquĂ©e de moi. Elle ne portait pas dâalliance et laissait deviner le plus mignon de tous les ventres. Elle⊠Quoi dâautre encore ? Je perdais espoir Ă mesure que mon bain refroidissait. Le soir, je suis allĂ© dĂźner avec des types de la Cornex. Je nâai rien mangĂ©. Jâacquiesçais. Je rĂ©pondais oui ou non sans savoir. Elle me hantait. - Elle me hantait, tu comprends ? Il sâĂ©tait agenouillĂ© devant la cheminĂ©e et activait lentement le soufflet. - Quand je suis revenu Ă lâhĂŽtel, la rĂ©ceptionniste mâa tendu un message avec ma clĂ©. Une petite Ă©criture me demandait encore - Ce nâĂ©tait pas vrai ?â Elle Ă©tait assise au bar et me regardait en souriant. Je me suis approchĂ© en me frappant doucement la poitrine. Je tapotais mon pauvre cĆur dĂ©traquĂ© pour quâil se remette Ă battre. JâĂ©tais si heureux. Je ne lâavais pas perdue. Pas encore. Si heureux et surpris aussi parce quâelle avait changĂ© de tenue. Elle portait maintenant un vieux blue-jean et un tee-shirt informe. - Vous vous ĂȘtes changĂ©e ? - Euh⊠Oui. - Mais pourquoi ? - Quand vous mâavez vue tout Ă lâheure, jâĂ©tais dĂ©guisĂ©e. Je mâhabille comme ça quand je travaille avec les Chinois de la vieille Ă©cole. Jâai remarquĂ© que ça leur plaisait, ce cĂŽtĂ© old-fashioned, que ça les rassurait⊠Je ne sais pas⊠Ils se sentent plus en confiance⊠Je me dĂ©guise en vieille fille et je deviens inoffensive. - Mais vous nâaviez pas lâair dâune vieille fille, je vous assure ! Vous⊠Vous Ă©tiez trĂšs bien⊠Vous⊠Je⊠Enfin, je trouve ça dommage⊠- Que je me sois changĂ©e ? - Oui. - Vous aussi, vous me prĂ©fĂ©riez plus inoffensive ? Elle souriait. Je fondais. - Je ne crois pas du tout que vous soyez moins dangereuse dans votre petite jupe verte. Je ne le crois pas du tout, du tout, du tout. Nous avons commandĂ© des biĂšres chinoises. Elle sâappelait Mathilde, elle avait trente ans et si elle mâavait Ă©patĂ©, elle nâavait aucun mĂ©rite son pĂšre et ses deux frĂšres travaillaient pour la compagnie Shell. Elle connaissait tout ce jargon par cĆur. Elle avait habitĂ© tous les pays pĂ©troliers du monde, frĂ©quentĂ© cinquante Ă©coles et appris des milliers de gros mots dans toutes les langues. Elle ne pouvait pas dire oĂč elle vivait exactement. Elle ne possĂ©dait rien. Que des souvenirs. Que des amis. Elle aimait son travail. Traduire des pensĂ©es et jongler avec les mots. En ce moment, elle Ă©tait Ă Hongkong car il suffisait de tendre la main pour trouver du travail. Elle aimait cette ville oĂč les gratte-ciel poussent en une nuit et oĂč lâon peut dĂźner dans un bouge un peu louche en marchant cinquante mĂštres de plus. Elle aimait lâĂ©nergie de cette ville. Elle avait passĂ© quelques annĂ©es en France quand elle Ă©tait enfant et y revenait de temps en temps pour voir ses cousins. Un jour elle achĂšterait une maison lĂ -bas. Nâimporte quoi nâimporte oĂč. Du moment quâil y avait des vaches et une cheminĂ©e. En mĂȘme temps quâelle disait cela, elle riait, elle avait peur des vaches ! Elle me volait des cigarettes et rĂ©pondait Ă toutes mes questions en commençant par lever les yeux au ciel. Elle mâen posait certaines mais je les chassais, je voulais lâentendre, elle, je voulais entendre le son de sa voix, son petit accent, ses expressions incertaines ou dĂ©modĂ©es. Je nâen perdais pas une miette. Je voulais mâimprĂ©gner dâelle, de son visage. DĂ©jĂ jâadorais son cou, ses mains, la forme de ses ongles, son front un peu bombĂ©, son petit nez adorable, ses grains de beautĂ©, ses cernes, ses yeux graves⊠JâĂ©tais complĂštement gaga. Tu souris encore ? - Je ne vous reconnais pas⊠- Tu as toujours froid ? - Non, ça va. - Elle me fascinait⊠Jâaurais voulu que le monde sâarrĂȘte de tourner. Que cette nuit ne finisse jamais. Je ne voulais plus la quitter. Plus jamais. Je voulais rester avachi dans ce fauteuil et lâĂ©couter me raconter sa vie jusquâĂ la fin des temps. Je voulais lâimpossible. Sans le savoir, jâinaugurais lĂ la teneur de notre histoire⊠des heures suspendues, irrĂ©elles, impossibles Ă retenir, Ă endiguer. Impossibles Ă savourer aussi. Et puis elle sâest levĂ©e. Elle travaillait tĂŽt le lendemain. Toujours pour Singh and Co. Elle lâaimait bien ce vieux renard, mais il fallait quâelle dorme parce quâil Ă©tait terrible ! Je me suis levĂ© en mĂȘme temps quâelle. Mon cĆur me lĂąchait de nouveau. Jâavais peur de la perdre. Jâai baragouinĂ© quelque chose pendant quâelle enfilait sa veste. - Pardon ? - Jeeurouerdre. - Quâest-ce que vous dites ? - Je dis que jâai peur de vous perdre. Elle a souri. Elle ne disait rien. Elle souriait et pivotait lĂ©gĂšrement dâavant en arriĂšre en se retenant au col de sa veste. Je lâai embrassĂ©e. Sa bouche Ă©tait fermĂ©e. Jâai embrassĂ© son sourire. Elle a secouĂ© la tĂȘte et mâa repoussĂ© gentiment. Jâaurais pu tomber Ă la renverse. - Câest tout ? - Oui. - Vous ne voulez pas me raconter la suite, câest ça ? Câest carrĂ© blanc ? - Pas du tout ! Pas du tout, ma pauvre⊠Elle est repartie et je me suis rassis. Jâai passĂ© le reste de la nuit Ă rĂȘvasser en lissant son petit mot sur ma cuisse. Rien de trĂšs sulfureux, tu vois⊠- Oh ! Quand mĂȘme⊠CâĂ©tait votre cuisse⊠- Que tu es bĂȘte, ma fille. Je ricanai. - Mais pourquoi Ă©tait-elle revenue, alors ? - Câest exactement la question que je me suis posĂ©e cette nuit-lĂ et le lendemain et le jour dâaprĂšs et tous les autres jours jusquâĂ ce que je la revoie⊠- Vous lâavez revue quand ? - Deux mois plus tard. Elle a dĂ©barquĂ© en plein mois dâaoĂ»t, un soir, dans mon bureau. Je nâattendais personne. JâĂ©tais revenu de vacances un peu plus tĂŽt pour travailler au calme. La porte sâest ouverte et câĂ©tait elle. Elle Ă©tait passĂ©e comme ça. Au hasard. Elle revenait de Normandie et attendait le coup de tĂ©lĂ©phone dâune amie pour repartir. Elle mâavait cherchĂ© dans lâannuaire et voilĂ . Elle me rapportait le stylo que jâavais laissĂ© Ă lâautre bout du monde. Elle avait dĂ©jĂ oubliĂ© de me le rendre au bar, mais cette fois, elle y pensait tout de suite et farfouillait dĂ©jĂ dans son sac. Elle nâavait pas changĂ©. Je veux dire, je ne lâavais pas idĂ©alisĂ©e, je lui ai demandĂ© - Mais⊠Vous ne venez que pour ça ? Pour le stylo ? - Oui, bien sĂ»r. Câest un beau stylo. Jâai pensĂ© que vous y teniez. Elle me lâa tendu en souriant. CâĂ©tait un Bic. Un Bic rouge. Je ne savais plus quoi faire. Je⊠Elle mâa pris dans ses bras et je me suis laissĂ© surprendre. Le monde mâappartenait. Nous avons traversĂ© Paris en nous donnant la main. Depuis le TrocadĂ©ro jusquâĂ lâĂźle de la CitĂ© en longeant la Seine. CâĂ©tait une soirĂ©e magnifique. Il faisait chaud. La lumiĂšre Ă©tait douce. Le soleil nâen finissait pas de se coucher. Nous Ă©tions comme deux touristes, insouciants, Ă©merveillĂ©s, la veste sur lâĂ©paule et les doigts emmĂȘlĂ©s. Je faisais le guide. Je nâavais pas marchĂ© comme ça depuis des annĂ©es. Je redĂ©couvrais ma ville. Nous avons dĂźnĂ© place Dauphine et passĂ© les jours suivants dans sa chambre dâhĂŽtel. Je me souviens du premier soir. De son goĂ»t salĂ©. Elle avait dĂ» se baigner juste avant de prendre le train. Je mâĂ©tais relevĂ© dans la nuit parce que jâavais soif. Je⊠CâĂ©tait merveilleux. CâĂ©tait merveilleux et complĂštement truquĂ©. Tout Ă©tait faux. Ce nâĂ©tait pas la vie. Ce nâĂ©tait pas Paris. CâĂ©tait le mois dâaoĂ»t. Je nâĂ©tais pas un touriste. Je nâĂ©tais pas cĂ©libataire. Je mentais. Je me mentais. Ă moi, Ă elle, Ă ma famille. Elle nâĂ©tait pas dupe et quand est venue lâheure de la gueule de bois, des coups de fil Ă passer et des mensonges Ă assumer, elle est repartie. Devant la porte dâembarquement, elle mâa dĂ©clarĂ© - Je vais essayer de vivre sans vous. JâespĂšre que jây arriverai⊠Je nâai pas eu le courage de lâembrasser. Le soir, je suis allĂ© dĂźner au Drugstore. Je souffrais. Je souffrais comme sâil me manquait quelque chose, comme si lâon mâavait amputĂ© dâun bras ou dâune jambe. CâĂ©tait incroyable comme sensation. Je ne comprenais pas ce qui mâarrivait. Je me souviens que jâavais dessinĂ© deux silhouettes sur la nappe en papier. La silhouette de gauche, câĂ©tait elle de face et celle de droite, elle de dos. Je cherchais Ă me souvenir de lâemplacement exact de ses grains de beautĂ© et quand le garçon sâest approchĂ© et quâil a vu tous ces petits points, il mâa demandĂ© si jâĂ©tais acuponcteur. Je ne comprenais pas ce qui mâarrivait, mais quand mĂȘme, je pressentais que câĂ©tait grave ! Pendant quelques jours, jâavais Ă©tĂ© moi-mĂȘme. Ni plus, ni moins que moi-mĂȘme. Quand jâĂ©tais avec elle, jâavais lâimpression dâĂȘtre un type bien⊠CâĂ©tait aussi simple que ça. Je ne savais pas que je pouvais ĂȘtre un type bien. Jâaimais cette femme. Jâaimais cette Mathilde. Jâaimais le son de sa voix, son esprit, son rire, son regard sur le monde, cette espĂšce de fatalisme des gens qui se sont beaucoup promenĂ©s. Jâaimais son rire, sa curiositĂ©, sa discrĂ©tion, sa colonne vertĂ©brale, ses hanches un peu saillantes, ses silences, sa douceur et⊠tout le reste. Tout⊠Tout. Je priais pour quâelle ne puisse plus vivre sans moi. Je ne pensais pas aux consĂ©quences de notre histoire. Je venais juste de dĂ©couvrir que la vie Ă©tait beaucoup plus gaie quand on Ă©tait heureux. Il mâavait fallu quarante-deux ans pour le dĂ©couvrir et jâĂ©tais si Ă©merveillĂ© que je mâinterdisais de tout gĂącher en scrutant lâhorizon. JâĂ©tais le Ravi de la crĂšche⊠Il nous resservait Ă boire. - Câest aussi Ă partir de ce moment-lĂ que je suis devenu un workaholic, comme disent les AmĂ©ricains. Je passais le plus clair de mon temps dans mon bureau. Jâarrivais avant les autres et repartais bon dernier. Je travaillais le samedi et piaffais tout le dimanche. Je prĂ©textais nâimporte quoi. Jâavais finalement dĂ©crochĂ© le contrat avec TaĂŻwan et pouvais manĆuvrer plus librement encore. Jâen profitais pour Ă©chafauder dâautres projets. Plus ou moins raisonnables. Et tout ça, tous ces jours et toutes ces heures insensĂ©s pour une seule raison parce que jâespĂ©rais son coup de tĂ©lĂ©phone. Une femme Ă©tait quelque part sur cette planĂšte, peut-ĂȘtre Ă deux pas, peut-ĂȘtre Ă dix mille kilomĂštres et la seule chose qui comptait, câĂ©tait quâelle puisse me joindre. JâĂ©tais confiant. JâĂ©tais plein dâĂ©nergie. Je crois que jâĂ©tais assez heureux Ă cette Ă©poque de ma vie parce que mĂȘme si je nâĂ©tais pas avec elle, je savais quâelle existait. CâĂ©tait dĂ©jĂ inespĂ©rĂ©. Jâai eu de ses nouvelles quelques jours avant NoĂ«l. Elle allait venir en France et me demandait si jâĂ©tais libre Ă dĂ©jeuner la semaine suivante. Nous nous sommes donnĂ© rendez-vous dans le mĂȘme petit bar Ă vins, mais voilĂ , ce nâĂ©tait plus lâĂ©tĂ© et quand elle a voulu prendre ma main, je lâai retirĂ©e prestement. âVous ĂȘtes connu ici ?â, mâa-t-elle demandĂ© en piquant du nez. Je lâavais blessĂ©e. JâĂ©tais malheureux. Je la lui ai rendue, mais elle nâen a rien fait. Le temps se couvrait alors que nous ne nous Ă©tions pas encore retrouvĂ©s. Je lâai rejointe le soir mĂȘme dans une autre chambre dâhĂŽtel et quand, enfin, jâai pu glisser mes doigts dans ses cheveux, jâai recommencĂ© Ă vivre. Je⊠Jâaimais faire lâamour avec elle. Le lendemain aprĂšs-midi, nous nous sommes revus au mĂȘme endroit et le jour dâaprĂšs encore⊠CâĂ©tait lâavant-veille de NoĂ«l, nous allions nous sĂ©parer, je voulais lui demander quels Ă©taient ses projets mais je nâosais pas ouvrir la bouche. La peur Ă©tait lĂ . Ce truc dans mon ventre qui mâempĂȘchait de lui sourire. Elle Ă©tait assise sur le lit. Je suis venu contre elle et jâai posĂ© ma tĂȘte sur ses cuisses. - Quâallons-nous devenir ? A-t-elle demandĂ©. Je me taisais. - Vous savez, quand vous ĂȘtes parti hier en me laissant dans cette chambre en plein milieu de lâaprĂšs-midi, je me suis dit que je ne revivrais plus jamais ça. Plus jamais, vous mâentendez ? Plus jamais⊠Je me suis rhabillĂ©e, je suis sortie. Je ne savais pas oĂč aller. Je ne veux plus revivre ça, je ne veux plus mâallonger avec vous dans une chambre et vous voir partir aprĂšs. Câest trop dur. Elle articulait difficilement. Je mâĂ©tais promis de ne jamais revivre avec un homme qui me ferait souffrir. Je crois que je ne le mĂ©rite pas, vous comprenez ? Je ne le mĂ©rite pas. Alors, câest la raison pour laquelle je vous le demande quâallons-nous devenir ?â Je restais muet. Vous ne dites rien ? Je mâen doutais. Quâest-ce que vous pouvez dire de toute façon ? Quâest-ce que vous pouvez faire ? Vous avez votre femme et vos enfants. Et moi, quâest-ce que je suis ? Je ne suis presque rien dans votre vie. Je vis si loin⊠Si loin et si Ă©trangement⊠Je ne sais rien faire comme les autres. Je nâai pas de maison, pas de meubles, pas de chat, pas de livre de cuisine et pas de projets. Je croyais que câĂ©tait moi la plus maligne, que jâavais compris la vie mieux que les autres, et je me congratulais parce que je nâĂ©tais pas tombĂ©e dans le piĂšge. Et puis vous voilĂ , et je me sens complĂštement perdue. Maintenant, jâaimerais bien mâarrĂȘter de courir un peu parce que je trouve que la vie est belle avec vous. Je vous lâavais dit que jâessaierais de vivre sans vous⊠Jâessaie, jâessaie, mais je ne suis pas trĂšs vaillante, je pense Ă vous tout le temps. Alors je vous le demande maintenant et pour la derniĂšre fois peut-ĂȘtre, quâavez-vous lâintention de faire de moi ? - Vous aimer. - Mais encore ? - Je vous promets que je ne vous abandonnerai plus jamais dans une chambre dâhĂŽtel. Je vous le promets. Et je me suis retournĂ© pour enfoncer mon visage entre ses jambes. Elle mâa soulevĂ© par les cheveux. - Mais quoi encore ? - Je vous aime. Je ne suis heureux quâavec vous. Je nâaime que vous. Je⊠Je⊠Faites-moi confiance⊠Elle a relĂąchĂ© ma tĂȘte et notre conversation sâest Ă©touffĂ©e lĂ . Je lâai prise tendrement mais elle ne sâabandonnait pas, elle se laissait faire. CâĂ©tait toute la diffĂ©rence. - Que sâest-il passĂ© ensuite ? - Ensuite nous nous sommes quittĂ©s pour la premiĂšre fois⊠Je dis premiĂšre fois » parce que nous nous sommes tellement quittĂ©s⊠Et puis je lâai rappelĂ©e⊠Je lâai suppliĂ©e⊠Jâai trouvĂ© un prĂ©texte pour retourner en Chine. Jâai vu sa chambre, sa logeuse⊠Jây suis restĂ© une semaine et pendant quâelle travaillait, jâai jouĂ© au plombier, Ă lâĂ©lectricien, au maçon. Je mâĂ©chinais pour cette mademoiselle Li qui passait son temps Ă chanter en caressant ses oiseaux. Elle mâa fait visiter le port de Hongkong et mâa emmenĂ© chez une vieille dame anglaise qui croyait que jâĂ©tais Lord Mountbatten ! Jâai jouĂ© le jeu, tu penses⊠! - Est-ce que tu rĂ©alises ce que tout cela reprĂ©sentait pour moi ? Pour le petit garçon qui nâavait pas osĂ© monter au sixiĂšme ? Toute ma vie tenait entre deux arrondissements de Paris et une petite maison Ă la campagne. Je nâavais jamais vu mes parents heureux, mon unique frĂšre Ă©tait mort en sâĂ©touffant et jâavais Ă©pousĂ© mon premier flirt, la sĆur dâun de mes amis, parce que je nâavais pas su me retirer Ă temps⊠Oui, câĂ©tait ça ma vie. CâĂ©tait ça⊠Est-ce que tu rĂ©alises ? Jâavais lâimpression de naĂźtre une seconde fois. Jâavais lâimpression que tout recommençait aujourdâhui, dans ses bras, sur ces eaux douteuses, dans le cagibi humide de mademoiselle Li⊠Il sâĂ©tait tu. - CâĂ©tait Christine ? - Non, câĂ©tait avant Christine⊠CâĂ©tait une fausse couche. - Je ne savais pas. - Personne ne sait. Pourquoi savoir ? Je me suis mariĂ© Ă une jeune fille que jâaimais, mais comme on aime une jeune fille. Un amour romantique et pur. Les premiers Ă©mois⊠Ce fut une fĂȘte assez triste. Jâavais lâimpression de faire ma premiĂšre communion pour la seconde fois. Suzanne non plus, nâavait pas dĂ» imaginer un tel raccourci⊠Elle perdait dâun coup sa jeunesse et ses illusions. Nous perdions tout cela pendant que mon beaupĂšre gagnait un gendre parfait. Je sortais de lâĂcole des mines et il ne pouvait rĂȘver meilleur parti puisque ses fils Ă©taient des⊠littĂ©raires. Il prononçait ce mot du bout des lĂšvres. Suzanne et moi nâĂ©tions pas follement amoureux, mais nous Ă©tions dociles. Ă lâĂ©poque, ceci compensait bien cela. Je te raconte tout ça, mais je doute fort que tu puisses y voir clair. Les choses ont tellement changé⊠CâĂ©tait il y a quarante ans et cela semble deux siĂšcles. CâĂ©tait Ă une Ă©poque oĂč les jeunes filles se mariaient quand elles nâavaient plus leurs rĂšgles. Pour vous, câest de la prĂ©histoire. Il se frottait le visage. - OĂč jâen Ă©tais dĂ©jĂ ? Ah oui⊠Je disais que je me retrouvais de lâautre cĂŽtĂ© de la Terre avec une femme qui gagnait sa vie en sautillant dâun continent Ă lâautre et qui semblait mâaimer pour ce que jâĂ©tais, pour ce quâil y avait lĂ -dedans, Ă lâintĂ©rieur. Une femme qui mâaimait, jâai presque envie de dire tendrement. Oui, tout cela Ă©tait trĂšs nouveau. TrĂšs exotique. Une femme merveilleuse qui me regardait manger de la soupe de cobra aux fleurs de chrysanthĂšme en retenant son souffle. - CâĂ©tait bon ? - Un peu gĂ©latineux Ă mon goĂ»t⊠Il souriait. - Et quand jâai repris lâavion, pour la premiĂšre fois de ma vie je nâai pas eu peur. Je me disais il peut exploser, il peut tomber comme une pierre et sâĂ©craser, ce nâest pas grave. - Pourquoi vous vous disiez ça ? - Pourquoi ? - Ben oui⊠Moi je me serais dit le contraire⊠Je me serais dit Maintenant je sais vraiment pourquoi jâai peur et ce putain dâavion nâa pas intĂ©rĂȘt Ă tomber ! » - Oui, tu as raison. CâeĂ»t Ă©tĂ© plus malin⊠Mais voilĂ , et nous touchons lĂ le nĆud du problĂšme, je ne me disais pas ça. Je devais presque mĂȘme espĂ©rer quâil tombe⊠Ma vie sâen serait trouvĂ©e tellement simplifiĂ©e⊠- Vous veniez de rencontrer la femme de votre vie et vous envisagiez de mourir ? - Je ne tâai pas dit que je voulais mourir ! - Non, je nâai pas dit ça non plus. Jâai dit que vous envisagiez » de mourir⊠- Je crois que jâenvisage de mourir tous les jours, pas toi ? - Non. - Tu penses que ta vie vaut quelque chose ? - Euh⊠Oui⊠Un peu quand mĂȘme⊠Et puis il y a les petites⊠- Câest une bonne raison. Il sâĂ©tait renfoncĂ© dans le fauteuil et son visage avait de nouveau disparu. - Oui. Je suis dâaccord avec toi, câĂ©tait absurde. Mais je venais dâĂȘtre si heureux. Si heureux⊠JâĂ©tais intriguĂ© et un peu Ă©pouvantĂ© aussi. Ătait-ce normal dâĂȘtre si heureux ? Ătait-ce juste ? Quel prix allais-je devoir payer pour tout ça ? Parce que⊠Est-ce que câest dĂ» au poids de mon Ă©ducation ou Ă lâinstruction des bons pĂšres ? Ătait-ce dans mon caractĂšre ? Je ne saurais pas bien faire la part des choses mais ce qui est sĂ»r, câest que je me suis toujours comparĂ© Ă un animal de labour. Le mors, la bride, les ĆillĂšres, les brancards, le soc, le joug, la charrette, le sillon⊠Tout ce folklore⊠Depuis que je suis gamin, je marche dans la rue en baissant la tĂȘte et en regardant fixement le sol comme si câĂ©tait une croĂ»te Ă fendre, une Ă©corce trop sĂšche. Le mariage, la famille, le travail, les mĂ©andres de la vie sociale, tout. Jâai tout traversĂ© tĂȘte baissĂ©e et mĂąchoires serrĂ©es. Tout apprĂ©hendĂ© avec dĂ©fiance. Dâailleurs je suis, enfin jâĂ©tais, bon au squash et ce nâest pas un hasard ; jâaimais me sentir enfermĂ© dans une piĂšce trop petite et cogner le plus fort possible dans une balle pour quâelle me revienne dans le bras comme un boulet de canon. Jâadorais ça. â Toi, tu aimes le squash et moi, le Jokari, tout est lĂ âŠâ, avait rĂ©sumĂ© Mathilde un soir alors quâelle massait mon Ă©paule endolorie. Elle sâĂ©tait tue un moment et avait ajoutĂ© âTu devrais rĂ©flĂ©chir Ă ce que je viens de dire, ce nâest pas bĂȘte du tout. Les gens qui sont rigides Ă lâintĂ©rieur rebondissent sur la vie en se faisant tout le temps mal, alors que les gens qui sont mous⊠non, pas mous, mais souples plutĂŽt, oui, câest ça, souples Ă lâintĂ©rieur, eh bien, quand ils prennent des chocs, ils souffrent moins⊠Je crois que tu devrais te mettre au Jokari, câest beaucoup plus amusant. Tu tapes dans la balle, tu ne sais pas oĂč elle reviendra, mais tu sais quâelle reviendra Ă cause de la ficelle et ça, câest un suspense dĂ©licieux. Moi tu vois, par exemple, eh bien jâai souvent cette impression⊠Que je suis ta balle de JokariâŠâ Je nâai pas relevĂ© et elle a continuĂ© de me frotter en silence. - Vous nâavez jamais envisagĂ© de recommencer votre vie avec elle ? - Si, bien sĂ»r⊠Mille fois. - Mille fois jâai voulu et mille fois jâai renoncé⊠Jâavançais tout au bord du gouffre, je me penchais et je repartais en courant. Je me sentais responsable de Suzanne, des enfants. Responsable de quoi ? Encore une question troublante⊠Je mâĂ©tais engagĂ©. Jâavais signĂ©, jâavais promis, je devais assumer. Adrien avait seize ans et rien nâallait. Il changeait de lycĂ©e tout le temps, Ă©crivait No future dans lâascenseur et nâavait quâune idĂ©e en tĂȘte aller Ă Londres et en revenir avec un rat sur lâĂ©paule. Suzanne Ă©tait effondrĂ©e. Quelque chose lui rĂ©sistait. Qui lui avait changĂ© son petit garçon ? Pour la premiĂšre fois, je la voyais chanceler sur sa base et rester des soirĂ©es entiĂšres sans ouvrir la bouche. Je mâimaginais mal en train dâassombrir encore la situation. Et puis je me disais⊠Je me disais que⊠- Quâest-ce que vous vous disiez ? - Attends, câest tellement grotesque⊠Il faudrait que je retrouve les mots de lâĂ©poque⊠Je devais me dire quelque chose comme Je suis un modĂšle pour mes enfants. Les voici Ă lâaube de leur vie, bientĂŽt au pied du mur, Ă lâĂąge oĂč ils vont songer Ă sâengager, quel exemple calamiteux pour eux si je quitte leur mĂšre maintenant⊠» Tu notes les effets de manches, lĂ ? Comment pourront-ils faire face ensuite ? Et quels dĂ©sordres suis-je en train de causer ? Quel irrĂ©parable outrage ? Je nâai pas Ă©tĂ© un pĂšre parfait, loin sâen faut, mais je reste le modĂšle de rĂ©fĂ©rence le plus Ă©vident, le plus proche, donc⊠hum hum⊠je dois me tenir. » Il grinçait. - CâĂ©tait beau, hein ? Avoue que câĂ©tait sublime, non ? Je me taisais. - Je pensais surtout Ă Adrien⊠à ĂȘtre un modĂšle dâengagement pour mon fils Adrien⊠Tu as le droit de ricaner avec moi, tu sais. Ne tâen prive pas. On nâa pas si souvent lâoccasion dâentendre une bonne histoire. Je secouais la tĂȘte. - Et pourtant⊠Oh⊠et puis Ă quoi bon ? Tout ça est tellement loin⊠Tellement loin⊠- Pourtant quoi ? - Eh bien⊠à un moment quand mĂȘme, je suis venu tout prĂšs du gouffre⊠Vraiment trĂšs prĂšs⊠Jâavais entrepris des dĂ©marches pour trouver un studio, je songeais Ă emmener Christine en week-end, je rĂ©flĂ©chissais aux mots et rĂ©pĂ©tais certaines scĂšnes dans ma voiture. Jâavais mĂȘme pris rendez-vous avec mon comptable et puis un matin, vois comme la vie est taquine, Françoise est arrivĂ©e en larmes dans mon bureau⊠- Françoise ? Votre secrĂ©taire ? - Oui. - Son mari venait de la quitter⊠Je ne la reconnaissais plus. Elle, si pĂ©tulante, si impĂ©rieuse, cette petite femme maĂźtresse dâelle-mĂȘme comme de lâunivers, je la voyais dĂ©pĂ©rir de jour en jour. Pleurer, maigrir, se cogner dans tout et souffrir. Souffrir tellement. Prendre des mĂ©dicaments, maigrir encore, mâapporter le premier arrĂȘt de travail de sa vie. Pleurer. Pleurer devant moi, mĂȘme. Et lĂ , quel homme admirable jâĂ©tais quand jây repense, jâai pris mon courage Ă deux mains et je suis allĂ© hurler avec les loups. Quel salaud, approuvais-je, quel salaud. Comment peut-on faire ça Ă sa femme ? Comment peut-on ĂȘtre si Ă©goĂŻste ? Fermer la porte et se frotter les mains. Sortir de sa vie comme on sort faire un tour. Mais, mais, mais, câest trop facile ! Trop facile ! Non mais vraiment, quel salaud. Quel salaud ce type ! Moi, monsieur, je ne suis pas comme vous ! Je ne quitte pas ma femme, moi, monsieur. Je ne quitte pas ma femme et je vous mĂ©prise⊠Oui, je vous mĂ©prise du plus profond de mon Ăąme, cher monsieur ! VoilĂ ce que je pensais. Trop heureux de mâen tirer Ă si bon compte. Trop heureux de me conforter et de me lustrer le poil. Oh oui, je lâai soutenue ma Françoise, je lâai chouchoutĂ©e. Oh oui, jâai acquiescĂ© souvent, oh non, lui rĂ©pĂ©tais-je encore, vous nâavez pas eu de chance. Pas eu de chance⊠En fait, je devais le bĂ©nir en secret, ce monsieur Jarmet que je ne connaissais ni dâĂve ni dâAdam. Je devais le bĂ©nir en secret. Il mâapportait la solution sur un plateau dâargent. GrĂące Ă lui, grĂące Ă son infamie, je pouvais retourner Ă mon petit confort la tĂȘte haute. Travail, Famille, Patrie, jâĂ©tais lĂ . TĂȘte haute et droit dans mes bottes ! Jâen tirais quelque vanitĂ©, tu tâen doutes bien, tu me connais⊠Jâen Ă©tais arrivĂ© Ă cette agrĂ©able conclusion que⊠Je nâĂ©tais pas comme les autres. JâĂ©tais un peu au-dessus. Juste Ă peine, mais au-dessus. Je ne quittais pas ma femme, moi⊠- Câest lĂ que vous avez rompu avec Mathilde ? - Et pourquoi donc ? Non, pas du tout. Jâai continuĂ© Ă la voir, seulement jâai rangĂ© mes plans dâĂ©vasion et cessĂ© de perdre mon temps Ă visiter des studios minables. Parce que tu comprends, et comme je viens de te le dĂ©montrer brillamment, je nâĂ©tais pas de cette trempe-lĂ , je ne foutais pas le pied dans la fourmiliĂšre. CâĂ©tait bon pour les irresponsables, ça. Pour les maris Ă dactylos. Il Ă©tait sarcastique et tremblant de rage. - Non, je nâai pas rompu, jâai continuĂ© Ă la sauter tendrement en lui promettant des toujours et des plus tard. - Câest vrai ? - Oui. - Vous parliez comme dans ces histoires sordides ? - Oui. - Vous lui demandiez dâĂȘtre patiente et lui promettiez des tas de choses ? - Oui. - Comment elle faisait pour supporter tout ça ? - Je ne sais pas. Vraiment, je ne sais pas⊠- Peut-ĂȘtre quâelle vous aimait ? - Peut-ĂȘtre. Il a fini son verre cul sec. - Peut-ĂȘtre bien oui⊠Peut-ĂȘtre bien⊠- Et vous nâĂȘtes pas parti Ă cause de Françoise ? - Exactement. Ă cause de Jean-Paul Jarmet pour ĂȘtre prĂ©cis. Enfin, je te dis ça, mais si ça nâavait pas Ă©tĂ© lui, jâaurais bien trouvĂ© un autre prĂ©texte, va. Les gens de mauvaise foi sont trĂšs forts pour trouver des prĂ©textes. TrĂšs forts. - Câest incroyable⊠- Quoi ? - Cette histoire⊠De voir Ă quoi ça tient⊠Câest incroyable⊠- Non, ce nâest pas incroyable, ma Chloé⊠Non, ce nâest pas incroyable. Câest la vie. Câest la vie de presque tout le monde. On biaise, on sâarrange, on a notre petite lĂąchetĂ© dans les pattes comme un animal familier. On la caresse, on la dresse, on sây attache. Câest la vie. Il y a les courageux et puis ceux qui sâaccommodent. Câest tellement moins fatigant de sâaccommoder⊠Tiens, passe-moi la bouteille. - Vous allez vous soĂ»ler ? - Non. Je ne sais pas me soĂ»ler. Je nây suis jamais arrivĂ©. Plus je bois, plus je suis lucide⊠- Quelle horreur ! - Quelle horreur, comme tu dis⊠Je te sers ? - Non merci. - Tu veux une tisane maintenant ? - Non, non. Je suis⊠Je ne sais pas ce que je suis⊠StupĂ©faite, peut-ĂȘtre⊠- StupĂ©faite de quoi ? - De vous, tiens ! Je ne vous avais jamais entendu prononcer plus de deux phrases Ă la suite, jamais un mot plus haut que lâautre, jamais dâĂ©tats dâĂąme. Depuis le temps que je vous vois dans votre habit de Grand Inquisiteur⊠Je ne vous ai jamais surpris en flagrant dĂ©lit de faiblesse ou de sensiblerie et puis lĂ , tout Ă coup, vous me balancez tout ça sans crier gare⊠- Je tâai choquĂ©e ? - Non, non, pas du tout ! Pas du tout ! Au contraire ! Au contraire⊠Mais⊠Mais comment vous avez pu jouer ce rĂŽle-lĂ tout le temps ? - Quel rĂŽle ? - Ben, celui-là ⊠Ce rĂŽle de vieux con. - Mais je suis un vieux con, ChloĂ© ! Je suis un vieux con. Câest ce que je suis en train de tâexpliquer depuis tout Ă lâheure enfin ! - Mais non ! Si vous vous en rendez compte câest que vous nâen ĂȘtes pas un, justement ! Les vrais, ils ne se rendent compte de rien ! - Tttt, ne crois pas ça⊠Câest encore une de mes ruses pour mâen tirer honorablement. Je suis trĂšs fort⊠Il me souriait. - Câest incroyable⊠Incroyable⊠- Quoi ? - Mais tout ça⊠Tout ce que vous mâavez raconté⊠- Non, ce nâest pas incroyable. Câest trĂšs banal au contraire. TrĂšs trĂšs banal⊠Je parle aujourdâhui parce que câest toi, parce que câest ici, dans cette piĂšce, dans cette maison, parce quâil fait nuit et parce que Adrien te fait souffrir. Parce que son choix me dĂ©sespĂšre et me rassure aussi. Parce que je nâaime pas te voir malheureuse, jâai trop fait souffrir moi-mĂȘme⊠Et parce que je prĂ©fĂšre te voir souffrir beaucoup aujourdâhui plutĂŽt quâun peu toute ta vie. Jâen vois des gens souffrir un peu, rien quâun peu, rien quâĂ peine mais juste ce quâil faut pour tout rater, tu sais⊠Oui, Ă mon Ăąge, je vois ça beaucoup⊠Des gens qui sont encore ensemble parce quâils se sont arc-boutĂ©s lĂ -dessus, sur cette petite chose ingrate, leur petite vie sans Ă©clat. Tous ces arrangements, toutes ces contradictions⊠Et tout ça pour en finir là ⊠Bravo, bravo, bravo ! On a tout enterrĂ©, nos amis, nos rĂȘves et nos amours, et maintenant, ça va ĂȘtre notre tour ! Bravo, les amis ! Il applaudissait. - RetraitĂ©s⊠RetraitĂ©s de tout. Je les hais. Je les hais, tu mâentends ? Je les hais parce quâils me renvoient ma propre image. Ils sont lĂ , vautrĂ©s dans leur bonne satisfaction. Le navire a tenu bon, le navire a tenu bon ! semblent-ils nous dire sans jamais sâĂ©pauler. Mais Ă quel prix bon Dieu ? Ă quel prix ? ! Il y a des regrets, des remords, des fĂȘlures et des compromissions qui ne cicatrisent pas, qui ne cicatriseront jamais. Jamais, tu mâentends ! MĂȘme aux HespĂ©rides. MĂȘme avec les arriĂšre-petitsenfants assis tout autour pour la photo. MĂȘme en rĂ©pondant exactement en mĂȘme temps Ă une question de Julien Lepers. Je ne sais pas sâil nâĂ©tait jamais ivre, mais enfin⊠Il a cessĂ© de parler et de gesticuler et nous sommes restĂ©s comme ça un long moment. En silence. Ă compter les escarmouches du feu. - Je nâai pas fini mon histoire avec Françoise⊠Il sâĂ©tait calmĂ© et je devais tendre lâoreille Ă prĂ©sent pour lâentendre. - Il y a quelques annĂ©es, en 94 je crois, elle est tombĂ©e gravement malade⊠Gravement⊠Une saloperie de cancer lui mangeait tout le ventre. On a commencĂ© par lui enlever un ovaire, puis deux, puis lâutĂ©rus⊠enfin, je nâen sais pas beaucoup plus parce que je nâai jamais Ă©tĂ© son confident tu imagines, mais il sâest avĂ©rĂ© que câĂ©tait beaucoup plus grave que prĂ©vu. Françoise comptabilisait ses semaines Ă vivre. Elle espĂ©rait NoĂ«l. PĂąques, câĂ©tait trop demander. Un jour, je lui ai tĂ©lĂ©phonĂ© Ă lâhĂŽpital en lui proposant de la licencier avec des indemnitĂ©s royales pour quâelle puisse faire le tour du monde dĂšs sa sortie. Quâelle se rende chez les plus grands couturiers pour choisir les plus jolies robes et quâelle aille se pavaner sur le pont dâun grand paquebot en sirotant des Pimmâs. Françoise adore le Pimmâs⊠â Gardez donc vos sous, jâen boirai avec les autres le jour oĂč vous prendrez votre retraite ! â Nous avons plaisantĂ©. Nous Ă©tions de bons comĂ©diens, la gorge sĂšche mais la repartie heureuse. Les derniers pronostics Ă©taient catastrophiques. Je lâavais su par sa fille. NoĂ«l devenait improbable. â Ne croyez pas tout ce quâon raconte, ce nâest pas encore cette fois que vous pourrez me remplacer par une petite jeuneâŠâ, mâavait-elle prĂ©venu dans un souffle avant de raccrocher. Jâai fait semblant de bougonner et je me suis retrouvĂ© en larmes en plein aprĂšs-midi. Je venais de dĂ©couvrir Ă quel point je lâaimais, elle aussi. Ă quel point jâavais besoin dâelle. Dix-sept ans que nous travaillions ensemble. Tout le temps. Tous les jours. Dix-sept ans quâelle me supportait, quâelle mâaidait⊠Elle savait pour Mathilde et nâavait jamais rien dit. Ni Ă moi, ni Ă personne. Elle me souriait quand jâĂ©tais malheureux et haussait les Ă©paules quand jâĂ©tais dĂ©sagrĂ©able. Elle avait Ă peine vingt ans quand elle est arrivĂ©e. Elle ne savait rien faire. Elle sortait de lâĂ©cole hĂŽteliĂšre et avait rendu son tablier parce quâun cuisinier lui avait pincĂ© les fesses. Elle ne voulait pas quâon lui pince les fesses. VoilĂ ce quâelle mâavait dit lors de notre premier entretien. Elle ne voulait pas quâon lui pince les fesses et elle ne voulait pas retourner chez ses parents dans la Creuse. Elle y retournerait quand elle aurait une voiture bien Ă elle pour ĂȘtre sĂ»re de pouvoir repartir ! Je lâavais embauchĂ©e Ă cause de cette phrase. Elle aussi, câĂ©tait ma princesse⊠Je lâappelais de temps en temps pour dire du mal de sa remplaçante. Et puis je suis allĂ© lui rendre visite longtemps aprĂšs, quand elle me lâa enfin permis. CâĂ©tait le printemps. On lâavait changĂ©e dâhĂŽpital. Le traitement Ă©tait moins dur et ses progrĂšs avaient redonnĂ© courage aux mĂ©decins qui passaient la fĂ©liciter tous les jours pour sa hargne et sa bonne humeur. Elle mâavait dit au tĂ©lĂ©phone quâelle recommençait Ă donner son avis sur tout et Ă tout le monde. Elle avait des idĂ©es pour la dĂ©coration et mettait en place une tournante de patchwork. Elle critiquait leurs dysfonctionnements, leur organisation aberrante. Elle avait demandĂ© Ă rencontrer le chef du comitĂ© dâentreprise pour rĂ©gler avec lui quelques dĂ©tails Ă©vidents. Je la charriais. Elle se dĂ©fendait â Mais je leur parle de bon sens ! Uniquement de bon sens, vous savez ! â Elle avait repris du poil de la bĂȘte et je roulais vers la clinique le cĆur lĂ©ger. Pourtant, jâai eu un choc en la revoyant. Ce nâĂ©tait plus my fair lady, câĂ©tait un petit poulet jaune. Son cou, ses joues, ses mains, ses bras, tout avait disparu. Sa peau Ă©tait jaunĂątre et un peu Ă©paisse, ses yeux avaient doublĂ© de taille et ce qui me choquait le plus, câĂ©tait sa perruque. Elle avait dĂ» la mettre un peu vite et la raie nâĂ©tait pas au milieu. Jâessayais de lui donner des nouvelles du bureau, du bĂ©bĂ© de Caroline et des contrats en cours mais jâĂ©tais obsĂ©dĂ© par cette perruque, jâavais peur quâelle glisse. Ă ce moment-lĂ , un homme a frappĂ©. â Houps â, a-t-il dit en me voyant avant de tourner les talons. Françoise lâa rappelĂ©. â Pierre, je vous prĂ©sente Simon, mon ami. Je crois que vous ne vous ĂȘtes jamais rencontrĂ©s⊠â Je me suis levĂ©. Non, jamais. Je ne savais mĂȘme pas quâil existait. Nous Ă©tions si pudiques, Françoise et moi⊠Il mâa serrĂ© la main trĂšs fort et jâai vu dans son regard toute la bontĂ© du monde. Deux petites billes grises, intelligentes, vives et douces. Pendant que je me rasseyais, il sâest approchĂ© de Françoise pour lâembrasser et lĂ , tu sais ce quâil a fait ? - Non. - Il a pris ce petit visage de poupĂ©e cassĂ©e entre ses mains comme sâil avait voulu lâembrasser avec fougue et il en a profitĂ© pour recaler sa perruque. Elle a pestĂ© en lui demandant de faire un peu attention, que jâĂ©tais son patron quand mĂȘme, et il a ri avant de sâĂ©clipser en prĂ©textant lâachat dâun journal. Et quand il a refermĂ© la porte, Françoise sâest tournĂ©e lentement vers moi. Ses yeux Ă©taient pleins de larmes. Elle a murmurĂ© â Sans lui, jây serais restĂ©e, vous savez⊠Si je me bats, câest parce que jâai encore tellement de choses Ă faire avec lui. Tellement de choses⊠â Son sourire Ă©tait effrayant. Sa mĂąchoire Ă©tait Ă©norme, presque indĂ©cente. Jâavais lâimpression que ses dents allaient se dĂ©chausser. Que la peau de ses joues allait craquer. Jâavais le cĆur au bord des lĂšvres. Et puis lâodeur⊠Cette odeur de mĂ©dicaments, de mort et de Guerlain mĂ©langĂ©s. CâĂ©tait difficilement supportable et je me faisais violence pour ne pas poser ma main devant ma bouche. Je sentais que jâallais craquer. Ma vue se brouillait. Oh, presque rien tu sais, je faisais semblant de me frotter les yeux et de me pincer le nez comme si une poussiĂšre me gĂȘnait mais quand je lâai regardĂ©e de nouveau en me forçant Ă lui rendre son sourire, elle mâa demandĂ© â Ăa ne va pas ? â Si, si, ai-je rĂ©pondu. Je sentais ma bouche sâaffaisser en arc de cercle comme sur le visage des enfants tristes. â Si, si, ça va⊠Câest juste que⊠Je ne vous trouve pas trĂšs bonne mine, Françoise⊠â Elle a fermĂ© les yeux et posĂ© sa tĂȘte sur lâoreiller. â Ne vous en faites pas. Je vais mâen sortir⊠Il a trop besoin de moi, celui-lĂ . â Je suis reparti dĂ©composer. Je me tenais aux murs. Jâai mis un temps fou avant de me souvenir oĂč jâavais garĂ© ma voiture et je me suis perdu sur ce foutu parking. Mais quâest-ce qui mâarrivait ? Quâest-ce qui mâarrivait, bon Dieu ? Ătait-ce de la voir comme ça ? Ătait-ce cette odeur de charnier javellisĂ© ou Ă©tait-ce lâendroit tout simplement ? Toute cette chape de malheur. De souffrance. Et ma petite Françoise aux bras ravagĂ©s, mon ange perdu au milieu de tous ces zombies. Perdue dans son lit minuscule. Quâest-ce quâils avaient fait Ă ma princesse ? Pourquoi ils lâavaient malmenĂ©e comme ça ? Oui, jâai mis un temps fou Ă retrouver ma voiture et jâai mis un temps fou Ă la dĂ©marrer, et ensuite, il mâa fallu encore plusieurs minutes avant dâenclencher la premiĂšre, et tu sais pourquoi ? Tu sais pourquoi je chancelais ainsi ? Ce nâĂ©tait pas Ă cause dâelle, ni de ses cathĂ©ters ou de sa souffrance, bien sĂ»r que non. CâĂ©tait⊠Il avait relevĂ© la tĂȘte. - CâĂ©tait le dĂ©sespoir. Oui, câĂ©tait le boomerang qui me revenait dans la figure⊠Silence. Jâai fini par dire - Pierre ? - Oui ? - Vous allez penser que jâexagĂšre, mais jâaimerais bien une tisane finalement⊠Il sâest levĂ© en pestant pour cacher sa gratitude. - Ah ! LĂ , lĂ , vous ne savez jamais ce que vous voulez, vous ĂȘtes pĂ©nible Ă la fin⊠Je lâai suivi dans la cuisine et me suis assise de lâautre cĂŽtĂ© de la table pendant quâil mettait une casserole dâeau Ă chauffer. La lumiĂšre mâagressait. Jâai descendu la suspension le plus bas possible pendant quâil ouvrait tous les placards. 12. - Je peux vous poser une question ? - Si tu me dis oĂč trouver ce que je cherche. - LĂ , devant vous, dans la boĂźte rouge. - Celle-ci ? On ne mettait pas ça lĂ avant, il me semble quâon⊠pardon, je tâĂ©coute. - Vous vous ĂȘtes vus pendant combien dâannĂ©es ? - Avec Mathilde ? - Oui. - Entre Hongkong et notre derniĂšre discussion, cinq ans et sept mois. - Et vous avez passĂ© beaucoup de temps ensemble ? - Non, je te lâai dit dĂ©jĂ . Quelques heures, quelques jours⊠- Et ça vous suffisait ? -⊠- Ăa vous suffisait ? - Non, bien sĂ»r. Enfin si, puisque je nâai rien fait pour changer les choses. Câest ce que je me suis dit aprĂšs. Peut-ĂȘtre que câĂ©tait ça qui me convenait. Convenir »⊠que ce mot est laid. Peut-ĂȘtre que ça mâarrangeait dâavoir lâĂ©pouse rassurante dâun cĂŽtĂ© et le grand frisson de lâautre. Mon dĂźner en rentrant tous les soirs et la sensation de mâencanailler de temps en temps⊠Lâestomac rempli et la peau du ventre bien tendue. CâĂ©tait pratique, câĂ©tait confortable⊠- Vous lâappeliez quand vous aviez besoin dâelle ? - Oui, câĂ©tait Ă peu prĂšs ça⊠Il a posĂ© un bol devant moi. - En fait, non⊠Ăa ne se passait pas comme ça⊠Un jour, au tout dĂ©but, elle mâa Ă©crit une lettre. La seule quâelle mâait jamais envoyĂ©e dâailleurs. Elle disait Jâai rĂ©flĂ©chi, je ne me fais pas dâillusions, je tâaime mais je nâai pas confiance en toi. Puisque ce que nous vivons nâest pas rĂ©el, alors câest un jeu. Puisque câest un jeu, il faut des rĂšgles. Je ne veux plus te voir Ă Paris. Ni Ă Paris ni dans aucun autre endroit qui te fasse peur. Quand je suis avec toi, je veux pouvoir te donner la main dans la rue et tâembrasser dans les restaurants sinon ça ne mâintĂ©resse pas. Je nâai plus lâĂąge de jouer Ă chat. Donc nous nous verrons le plus loin possible, dans dâautres pays. Quand tu sauras oĂč tu vas, tu me lâĂ©criras Ă cette adresse, câest chez ma sĆur de Londres, elle saura oĂč faire suivre le courrier. Ne te donne pas le mal dâĂ©crire des mots gentils, prĂ©viens juste. Dis Ă quel hĂŽtel tu descends et oĂč et quand. Si je peux te rejoindre, je viendrai, sinon tant pis. Ne cherche pas Ă mâappeler, ni Ă savoir oĂč je suis, ni comment je vis, je crois que ce nâest plus le problĂšme. Jâai rĂ©flĂ©chi, je pense que câest la meilleure solution, faire comme toi, vivre de mon cĂŽtĂ© en tâaimant bien mais de loin. Je ne veux pas attendre tes coups de tĂ©lĂ©phone, je ne veux pas mâempĂȘcher de tomber amoureuse, je veux pouvoir coucher avec qui je veux et quand je veux et sans scrupule. Parce que câest toi qui as raison, la vie sans scrupule, câest⊠itâs more convenient. Je ne voyais pas les choses comme ça, mais pourquoi pas ? Je veux bien essayer. Quâest-ce que jâai Ă perdre, finalement ? Un homme lĂąche ? Et Ă gagner ? Le plaisir de dormir dans tes bras quelquefois⊠Jâai rĂ©flĂ©chi, je veux bien essayer. Câest Ă prendre ou Ă laisser⊠- Quâest-ce quâil y a ? - Rien. Ăa mâamuse de constater que vous aviez trouvĂ© un adversaire Ă votre taille. - Eh non, malheureusement. Elle roulait des mĂ©caniques et prenait des poses de femme fatale alors que câĂ©tait une grande tendre. Je ne le savais pas encore en acceptant ses conditions, je ne lâai compris que beaucoup plus tard⊠Que cinq ans et sept mois plus tard⊠Enfin si. Je te mens. Je le devinais entre les lignes, je devinais ce que ce genre de phrases devait lui coĂ»ter mais je nâallais pas mâappesantir parce que moi, ça mâallait trĂšs bien ces rĂšgles. TrĂšs, trĂšs bien mĂȘme. Jâallais intensifier la branche import-export et mâhabituer aux dĂ©collages, voilĂ tout. Une lettre pareille, câest inespĂ©rĂ© pour le gars qui veut tromper sa femme sans encombre. Bien sĂ»r, son histoire de coucheries et de tomber amoureuse me chiffonnait un peu, mais on nâen Ă©tait pas là ⊠Il sâest assis au bout de la table, Ă sa place habituelle. - JâĂ©tais malin, hein ? Oui, jâĂ©tais un gros malin en ce temps-là ⊠Surtout que ça mâa fait gagner pas mal dâargent cette histoire⊠Jâavais toujours eu tendance Ă nĂ©gliger un peu lâinternational⊠- Pourquoi tant de cynisme ? - Toi-mĂȘme, tu as trĂšs bien rĂ©pondu Ă cette question tout Ă lâheure⊠Je me baissai pour attraper la passoire. - En plus, câĂ©tait trĂšs romantique⊠Je descendais de lâavion le cĆur battant, je me prĂ©sentais Ă lâhĂŽtel en espĂ©rant que ma clĂ© nây serait plus, je posais mes bagages dans des chambres inconnues en furetant partout pour savoir si elle Ă©tait dĂ©jĂ passĂ©e, je repartais travailler, je rentrais le soir en suppliant le ciel pour quâelle soit dans mon lit. Quelquefois elle y Ă©tait, quelquefois non. Elle me rejoignait au milieu de la nuit et nous nous perdions lâun dans lâautre sans avoir Ă©changĂ© une seule parole. Nous riions sous les draps, Ă©merveillĂ©s de nous retrouver lĂ . Enfin. Si loin. Si proches. Quelquefois, elle nâarrivait que le lendemain et je passais la nuit assis au bar, Ă guetter les bruits du hall. Quelquefois, elle prenait une autre chambre et mâordonnait de venir la rejoindre au petit matin. Quelquefois elle ne venait pas et je la haĂŻssais. Je revenais Ă Paris de trĂšs mĂ©chante humeur. Au dĂ©but jâavais vraiment du travail et puis, de moins en moins⊠Jâinventais nâimporte quoi pour pouvoir partir. Quelquefois je voyais du pays et quelquefois je ne voyais rien dâautre que ma chambre dâhĂŽtel. Il nous est mĂȘme arrivĂ© de rester dans lâenceinte de lâaĂ©roport⊠CâĂ©tait ridicule. Ăa ne rimait Ă rien. Quelquefois nous parlions sans arrĂȘt et dâautres fois nous nâavions rien Ă nous dire. FidĂšle Ă sa promesse, Mathilde ne parlait presque jamais de sa vie sentimentale. Ou alors sur lâoreiller. Elle Ă©voquait des hommes ou des situations qui me rendaient fou mais ça, câĂ©tait pour lâoreiller⊠JâĂ©tais Ă la merci de cette femme, de son petit air coquin quand elle faisait semblant de se tromper de prĂ©nom dans le noir. Je paraissais vexĂ© mais jâĂ©tais anĂ©anti. Je la prenais plus brutalement encore alors que je rĂȘvais de la serrer dans mes bras. Quand lâun de nous deux jouait, lâautre souffrait. CâĂ©tait complĂštement absurde. Je rĂȘvais de lâattraper et de la secouer jusquâĂ ce quâelle le crache, son venin. Quâelle me le dise quâelle mâaimait. Quâelle me le dise bon sang. Mais je ne pouvais pas, câĂ©tait moi le salaud. CâĂ©tait de ma faute tout ça⊠Il sâĂ©tait levĂ© pour reprendre son verre. - Quâest-ce que je croyais ? Que ça allait durer comme ça des annĂ©es ? Des annĂ©es et des annĂ©es ? Non, je nây croyais pas. Nous nous quittions furtivement, tristes et empotĂ©s sans jamais parler de la prochaine fois. Non, câĂ©tait intenable⊠Et plus je renĂąclais, plus je lâaimais, et plus je lâaimais, moins jây croyais. Je me sentais dĂ©passĂ©, impuissant, ficelĂ© sur ma toile. Immobile, rĂ©signĂ©. - RĂ©signĂ© Ă quoi ? - Ă la perdre un jour⊠- Je ne vous comprends pas. - Si⊠Bien sĂ»r que tu me comprends⊠Quâest-ce que tu voulais que je fasse, hein ? Tu ne rĂ©ponds rien ? - Non. - Non, bien sĂ»r que tu ne peux pas rĂ©pondre⊠Tu es la personne la moins bien placĂ©e au monde pour rĂ©pondre Ă cette question⊠- Vous lui promettiez quoi exactement ? - Je ne me souviens plus⊠pas grand-chose jâimagine, ou alors lâinimaginable. Non, pas grand-chose⊠Jâavais lâhonnĂȘtetĂ© de fermer les yeux quand elle me posait des questions et de lâembrasser quand elle attendait une rĂ©ponse. Jâavais presque cinquante ans et je me trouvais vieux. Je pensais que câĂ©tait la fin du parcours. Une fin ensoleillĂ©e⊠Je me disais Ne brusquons rien, elle est si jeune, câest elle qui partira la premiĂšre », et, Ă chaque fois que je la retrouvais, jâĂ©tais Ă©merveillĂ© mais surpris aussi. Comment ? Elle est encore lĂ ? Mais pourquoi ? Je voyais mal ce quâelle trouvait dâaimable en moi, je me disais Pourquoi mettre la pagaille puisque câest elle qui va me quitter ? » CâĂ©tait obligĂ©, câĂ©tait fatal. Il nây avait aucune raison pour quâelle soit encore lĂ la fois suivante, aucune raison⊠à la fin, jâen venais mĂȘme Ă espĂ©rer quâelle nây soit pas. JusquâĂ prĂ©sent, la Vie sâĂ©tait si bien chargĂ©e de tout dĂ©cider Ă ma place, pourquoi aurait-il fallu que ça change ? Pourquoi ? Je lâavais prouvĂ© quand mĂȘme que je nâĂ©tais pas douĂ© pour prendre les choses en main⊠Dans mon mĂ©tier, si, câĂ©tait un jeu et jâĂ©tais le meilleur, mais cĂŽtĂ© jardin ? Je prĂ©fĂ©rais subir, je prĂ©fĂ©rais me consoler en me rappelant que jâĂ©tais celui qui subissait. Je prĂ©fĂ©rais rĂȘver ou regretter. Câest tellement plus simple⊠Ma grand-tante paternelle, qui Ă©tait russe, me rĂ©pĂ©tait souvent - Toi, tu es comme mon pĂšre, tu as la nostalgie des montagnes. - De quelles montagnes, Mouchka ? Lui demandais-je. - De celles que tu nâas pas connues, voyons !â - Elle vous disait ça ? - Oui. Elle me le rĂ©pĂ©tait Ă chaque fois que je regardais par la fenĂȘtre⊠- Et quâest-ce que vous regardiez ? - Les autobus ! Il riait. - Encore un personnage qui tâaurait plu⊠Un vendredi je tâen reparlerai. - On ira Chez Dominique alors⊠- On ira oĂč tu voudras, je te lâai dĂ©jĂ dit. Il a rempli mon bol. - Mais elle, quâest-ce quâelle faisait pendant ce temps-lĂ ? - Je ne sais pas⊠Elle travaillait. Elle avait trouvĂ© une place Ă lâUnesco et lâavait quittĂ©e peu de temps aprĂšs. Elle nâaimait pas traduire leurs salamalecs. Elle ne supportait pas de rester enfermĂ©e des journĂ©es entiĂšres Ă Ăąnonner le prĂȘchi-prĂȘcha des hommes politiques. Elle prĂ©fĂ©rait le monde du business oĂč lâadrĂ©naline Ă©tait de meilleure qualitĂ©. Elle se baladait, rendait visite Ă ses frĂšres, sĆurs et amis Ă©parpillĂ©s aux quatre coins du monde. Elle est restĂ©e un moment en NorvĂšge mais elle ne les aimait pas non plus, ces ayatollahs aux yeux clairs, et puis elle avait tout le temps froid⊠Et quand elle en avait assez des dĂ©calages horaires, elle restait Ă Londres et traduisait des notices techniques. Elle adorait ses neveux. - Mais Ă part le boulot ? - Ah, ça⊠MystĂšre et boule de gomme. Dieu sait que jâai essayĂ© de lui tirer les vers du nez pourtant⊠Elle se fermait, biaisait, se faufilait entre mes questions. - Laisse-moi au moins ça, me disait-elle, laisse-moi au moins cette dignitĂ©-lĂ . La dignitĂ© de celles qui font Back Street. Ce nâest pas trop te demander quand mĂȘme ? Ou alors elle me rendait la monnaie de ma piĂšce et me torturait en riant. - Au fait, je ne tâai pas dit que je mâĂ©tais mariĂ©e le mois dernier ? Câest bĂȘte, je voulais te montrer des photos mais je les ai oubliĂ©es. Il sâappelle Billy, il nâest pas trĂšs malin mais il sâoccupe bien de moi, tu sais⊠- Ăa vous faisait rire ? - Non. Pas tellement. - Vous lâaimiez ? - Oui. - Vous lâaimiez comment ? - Je lâaimais. - Et vous gardez quel souvenir de ces annĂ©es-lĂ ? - Une vie en pointillé⊠Rien. Quelque chose. Puis rien de nouveau. Puis quelque chose. Puis rien encore⊠Du coup, câest passĂ© trĂšs vite⊠Quand jây repense, jâai lâimpression que cette histoire nâa durĂ© quâune saison⊠MĂȘme pas une saison, un souffle. Une espĂšce de mirage⊠Il nous manquait la vie quotidienne. Câest de ça dont Mathilde souffrait le plus je crois⊠Je mâen doutais, note bien, mais jâen ai eu la preuve un soir, aprĂšs une longue journĂ©e de travail. Quand je suis rentrĂ©, elle Ă©tait assise devant un petit bureau et Ă©crivait quelque chose sur le papier Ă lettres de lâhĂŽtel. Elle avait dĂ©jĂ rempli une dizaine de pages de sa petite Ă©criture serrĂ©e. - Ă qui tu Ă©cris comme ça ? Lui ai-je demandĂ© en me penchant sur son cou. - Ă toi. - Ă moi ? Elle me quitte, ai-je eu le temps de penser et, dĂ©jĂ , je ne me sentais plus si bien. - Quâest-ce que tu as ? Tu es tout pĂąle. Ăa ne va pas ? - Pourquoi tu mâĂ©cris ? - Oh, en fait je ne tâĂ©cris pas vraiment, jâĂ©cris ce que jâai envie de faire avec toi⊠Il y avait des feuilles partout. Autour dâelle, Ă ses pieds, sur le lit. Jâen ai pris une au hasard ⊠pique-niquer, faire la sieste au bord dâune riviĂšre, manger des pĂȘches, des crevettes, des croissants, du riz gluant, nager, danser, mâacheter des chaussures, de la lingerie, du parfum, lire le journal, lĂ©cher les vitrines, prendre le mĂ©tro, surveiller lâheure, te pousser quand tu prends toute la place, Ă©tendre le linge, aller Ă lâOpĂ©ra, Ă Bayreuth, Ă Vienne, aux courses, au supermarchĂ©, faire des barbecues, rĂąler parce que tu as oubliĂ© le charbon, me laver les dents en mĂȘme temps que toi, tâacheter des caleçons, tondre la pelouse, lire le journal par-dessus ton Ă©paule, tâempĂȘcher de manger trop de cacahouĂštes, visiter les caves de la Loire, et celles de la Hunter Valley, faire lâidiote, jacasser, te prĂ©senter Martha et Tino, cueillir des mĂ»res, cuisiner, retourner au Vietnam, porter un sari, jardiner, te rĂ©veiller encore parce que tu ronfles, aller au zoo, aux puces, Ă Paris, Ă Londres, Ă Melrose, Ă Piccadilly, te chanter des chansons, arrĂȘter de fumer, te demander de me couper les ongles, acheter de la vaisselle, des bĂȘtises, des choses qui ne servent Ă rien, manger des glaces, regarder les gens, te battre aux Ă©checs, Ă©couter du jazz, du reggae, danser le mambo et le cha-cha-cha, mâennuyer, faire des caprices, bouder, rire, tâentortiller autour de mon petit doigt, chercher une maison avec vue sur les vaches, remplir dâindĂ©cents Caddie, repeindre un plafond, coudre des rideaux, rester des heures Ă table Ă discuter avec des gens intĂ©ressants, te tenir par la barbichette, te couper les cheveux, enlever les mauvaises herbes, laver la voiture, voir la mer, revoir de vieux nanars, tâappeler encore, te dire des mots crus, apprendre Ă tricoter, te tricoter une Ă©charpe, dĂ©faire cette horreur, recueillir des chats, des chiens, des perroquets, des Ă©lĂ©phants, louer des bicyclettes, ne pas sâen servir, rester dans un hamac, relire les Bicot de ma grandmĂšre, revoir les robes de Suzy, boire des margaritas Ă lâombre, tricher, apprendre Ă me servir dâun fer Ă repasser, jeter le fer Ă repasser par la fenĂȘtre, chanter sous la pluie, fuir les touristes, mâenivrer, te dire toute la vĂ©ritĂ©, me souvenir que toute vĂ©ritĂ© nâest pas bonne Ă dire, tâĂ©couter, te donner la main, rĂ©cupĂ©rer mon fer Ă repasser, Ă©couter les paroles des chansons, mettre le rĂ©veil, oublier nos valises, mâarrĂȘter de courir, descendre les poubelles, te demander si tu mâaimes toujours, discuter avec la voisine, te raconter mon enfance Ă BahreĂŻn, les bagues de ma nounou, lâodeur du hennĂ© et les boulettes dâambre, faire des mouillettes, des Ă©tiquettes pour les pots de confiture⊠Et ça continuait comme ça pendant des pages et des pages. Des pages et des pages⊠Je te dis lĂ ce qui me passe par la tĂȘte, ce dont je me souviens. CâĂ©tait incroyable. - Depuis combien de temps tu rĂ©diges ça ? - Depuis ton dĂ©part. - Mais pourquoi ? - Parce que je mâennuie, mâa-t-elle rĂ©pondu sur un ton joyeux, je meurs dâennui, figure-toi ! Jâai ramassĂ© tout ce fourbi et je me suis assis sur le bord du lit pour y voir plus clair. Je souriais mais en vĂ©ritĂ©, tant de dĂ©sir, tant dâĂ©nergie me paralysaient. Mais je souriais quand mĂȘme. Elle savait dire les choses de façon si drĂŽle, si spirituelle et puis elle guettait mes rĂ©actions. Sur une des pages, coincĂ© entre repartir Ă zĂ©ro » et coller des photos », il y avait un enfant », comme ça, sans commentaires. Jâai continuĂ© Ă inspecter cette immense liste sans moufter pendant quâelle se mordait les joues. - Alors ? Elle ne respirait plus. Quâest-ce que tu en penses ? - Qui sont Martha et Tino ? Ai-je demandĂ©. Ă la forme de sa bouche, Ă la façon dont ses Ă©paules se sont affaissĂ©es, Ă sa main qui tombait, jâai su que jâallais la perdre. Quâen posant cette question idiote, jâavais posĂ© ma tĂȘte sur le billot. Elle est partie dans la salle de bains et a rĂ©pondu â des gens biens â avant de fermer la porte. Et au lieu de la rejoindre, au lieu de me jeter Ă ses pieds en lui disant que, oui, tout ce quâelle voudrait, puisque oui, jâĂ©tais sur cette terre pour la rendre heureuse, je suis allĂ© sur le balcon fumer une cigarette. - Et alors ? - Alors rien. Elle avait mauvais goĂ»t. Nous sommes descendus dĂźner. Mathilde Ă©tait belle. Plus belle que jamais me semblait-il. Et vivante, et gaie. Tout le monde la regardait. Les femmes se retournaient et les hommes me souriaient. Elle Ă©tait⊠comment te dire⊠elle irradiait⊠Sa peau, son visage, son sourire, ses cheveux, ses gestes, tout en elle captait la lumiĂšre et la renvoyait avec grĂące. CâĂ©tait un mĂ©lange de vitalitĂ© et de douceur qui ne cessait de me surprendre. Tu es belle », lui avouais-je, elle haussait les Ă©paules, Câest dans tes yeux », Oui, acquiesçais-je, câest dans mes yeux⊠» Et quand je pense Ă elle aujourdâhui, aprĂšs toutes ces annĂ©es, câest la premiĂšre image qui me vient Ă lâesprit elle, son long cou, ses yeux sombres et sa petite robe marron dans cette salle Ă manger autrichienne en train de hausser les Ă©paules. Dâailleurs, câĂ©tait exprĂšs, toute cette beautĂ©, toute cette grĂące. Elle savait trĂšs bien ce quâelle faisait ce soir-lĂ elle se rendait inoubliable. Peut-ĂȘtre que je me trompe mais je ne crois pas⊠CâĂ©tait son chant du cygne, ses adieux, son mouchoir Ă la fenĂȘtre. Elle Ă©tait si fine, elle devait sentir cela⊠MĂȘme sa peau Ă©tait plus douce. En Ă©tait-elle consciente ? Ătait-ce gĂ©nĂ©reux de sa part ou seulement cruel ? Les deux, je pense⊠Les deux⊠Et cette nuit-lĂ , aprĂšs les caresses et les gĂ©missements, elle mâa dit - Je peux te poser une question ? - Oui. - Tu me rĂ©pondras ? - Oui. Jâavais rouvert les yeux. - Tu ne trouves pas quâon va bien ensemble ?â - JâĂ©tais déçu, je mâattendais Ă quelque chose de plus⊠euh⊠flamboyant comme question. - Si. - Tu trouves aussi ? - Oui. - Moi je trouve quâon va bien ensemble⊠Jâaime ĂȘtre avec toi parce que je ne mâennuie jamais. MĂȘme quand on ne se parle pas, mĂȘme quand on ne se touche pas, mĂȘme quand on nâest pas dans la mĂȘme piĂšce, je ne mâennuie pas. Je ne mâennuie jamais. Je crois que câest parce que jâai confiance en toi, jâai confiance en tes pensĂ©es. Tu peux comprendre ça ? Tout ce que je vois de toi et tout ce que je ne vois pas, je lâaime. Pourtant je connais tes dĂ©fauts. Mais justement, jâai lâimpression que tes dĂ©fauts vont bien avec mes qualitĂ©s. Nous nâavons pas peur des mĂȘmes choses. MĂȘme nos dĂ©mons vont bien ensemble ! Toi, tu vaux mieux que ce que tu montres et moi, câest le contraire. Moi, jâai besoin de ton regard pour avoir un peu plus de⊠de la matiĂšre ? Comment dit-on en français ? De la constance ? Quand on veut dire que quelquâun est intĂ©ressant Ă lâintĂ©rieur ? - Profondeur ? - Câest ça ! Moi je suis comme un cerf-volant, si quelquâun ne tient pas la bobine, pfft, je mâenvole⊠Et toi, câest drĂŽle, je me dis souvent que tu es assez fort pour me retenir et assez intelligent pour me laisser filer⊠- Pourquoi tu me parles de tout ça ? - Jâavais envie que tu le saches. - Pourquoi maintenant ? - Je ne sais pas⊠Est-ce que ce nâest pas incroyable de rencontrer quelquâun et de se dire avec cette personne, je suis bien. - Mais pourquoi tu me dis ça maintenant ? - Parce que quelquefois jâai lâimpression que tu ne te rends pas compte de la chance que nous avons⊠- Mathilde ? - Oui. - Tu vas me quitter ? - Non. - Tu nâes pas heureuse ? - Pas trĂšs. Et nous nous sommes tus. Le lendemain nous sommes allĂ©s crapahuter dans la montagne et le surlendemain, nous sommes repartis chacun de notre cĂŽtĂ©. Ma tisane refroidissait. - Câest fini ? - Presque. Quelques semaines plus tard, elle est venue Ă Paris et mâa demandĂ© de lui accorder un moment. JâĂ©tais heureux et contrariĂ© Ă la fois. Nous avons marchĂ© longtemps en parlant Ă peine et puis je lâai emmenĂ©e dĂ©jeuner au rond-point des Champs-ĂlysĂ©es. Alors que je mâenhardissais Ă prendre ses mains dans les miennes, elle mâa assommĂ© - Pierre, je suis enceinte. - De qui ? Ai-je rĂ©pondu en blĂȘmissant. Elle sâest levĂ©e radieuse. - De personne. Elle a enfilĂ© son manteau et repoussĂ© sa chaise. Un sourire magnifique barrait son visage. - Je te remercie, tu as prononcĂ© les mots que jâattendais. Oui, jâai fait tout ce chemin pour mâentendre dire ces deux mots. CâĂ©tait un peu risquĂ©. Je bafouillais, je voulais me relever mais le pied de la table me⊠Elle a fait un signe - Ne bouge pas. Ses yeux brillaient. Jâai eu ce que je voulais. Je nâarrivais pas Ă te quitter. Je ne peux pas passer ma vie Ă tâattendre mais je⊠Rien. Il fallait que jâentende ces deux mots. Il fallait que je la voie ta lĂąchetĂ©. Que je la touche avec mon doigt, tu comprends ? Non, ne bouge pas⊠ne bouge pas, je te dis ! Ne bouge pas ! Il faut que jây aille maintenant. Je suis si fatiguĂ©e⊠Si tu savais comme je suis fatiguĂ©e, Pierre⊠Je⊠je nâen peux plus⊠Je mâĂ©tais levĂ©. - Tu vas me laisser partir, dis ? Tu vas me laisser ? Il faut que tu me laisses partir maintenant, il faut que tu me laisses⊠Elle sâĂ©tranglait. Tu vas me laisser partir, nâest-ce pas ? Jâai acquiescĂ©. - Mais tu le sais que je tâaime, tu le sais, nâest-ce pas ? Ai-je fini par lĂącher. Elle sâest Ă©loignĂ©e et sâest retournĂ©e avant de franchir la porte. Elle mâa regardĂ© fixement et a secouĂ© la tĂȘte de gauche Ă droite. Mon beau-pĂšre sâĂ©tait levĂ© pour tuer une bestiole sur la lampe. Il a versĂ© la fin de la bouteille dans son verre. - Maintenant câest fini ? - Oui. - Vous ne lâavez pas rattrapĂ©e ? - Comme dans les films ? - Oui. Au ralenti⊠- Non. Je suis allĂ© me coucher. - Vous coucher ? - Oui. - Mais oĂč ? - Chez moi, pardi ! - Pourquoi ? - Une grande faiblesse, une grande lassitude⊠Depuis plusieurs mois dĂ©jĂ , jâĂ©tais obsĂ©dĂ© par un arbre mort. Ă nâimporte quelle heure du jour ou de la nuit, je rĂȘvais que jâescaladais un arbre mort et que je me laissais glisser dans son tronc creux. Et la chute Ă©tait douce, douce⊠comme si je rebondissais sur la corolle dâun parachute. Je rebondissais, je tombais plus bas et je rebondissais encore. Jây pensais constamment. En rĂ©union, Ă table, dans ma voiture, en cherchant le sommeil. Jâescaladais mon arbre et je me laissais dĂ©gringoler. - DĂ©pression ? - Pas de grand mot, sâil te plaĂźt, pas de grand mot⊠Tu sais bien comment ça se passe chez les Dippel, ricana-t-il, tu lâas dit tout Ă lâheure. Ni humeur, ni sĂ©crĂ©tion, ni bile. Non, je ne pouvais dĂ©cemment pas mâoffrir ce genre de caprice. Jâai donc eu une hĂ©patite. CâĂ©tait plus convenable. Je me suis rĂ©veillĂ© le lendemain, le blanc des yeux jaune citron, le dĂ©goĂ»t de tout et les urines sombres et voilĂ , le tour Ă©tait jouĂ©. Une hĂ©patite carabinĂ©e pour un homme qui voyageait, ça tombait sous le sens. Câest Christine qui mâavait dĂ©shabillĂ© ce jour-lĂ . Je ne pouvais plus faire un geste⊠Pendant un mois, je suis restĂ© dans mon lit, nausĂ©eux et Ă©puisĂ©. Quand jâavais soif, jâattendais que quelquâun entre et me tende un verre et quand jâavais froid, je ne trouvais pas la force de remonter ma couverture. Je ne parlais plus. Jâinterdisais quâon ouvre les volets. JâĂ©tais devenu un vieillard. La bontĂ© de Suzanne, mon impuissance, les chuchotements des enfants, tout mâĂ©puisait. Est-ce quâon ne pouvait pas fermer la porte une bonne fois pour toutes et me laisser seul avec mon chagrin ? Est-ce que Mathilde serait venue si⊠Est-ce que⊠Oh⊠JâĂ©tais si fatiguĂ©. Et mes souvenirs, mes regrets et ma lĂąchetĂ© me terrassaient plus encore. Les yeux mi-clos et le cĆur au bord des lĂšvres, je songeais au dĂ©sastre quâavait Ă©tĂ© ma vie. Le bonheur Ă©tait lĂ et je lâavais laissĂ© passer pour ne pas me compliquer lâexistence. CâĂ©tait si simple pourtant. Il suffisait de tendre la main. Le reste se serait bien arrangĂ© dâune façon ou dâune autre. Tout finit par sâarranger quand on est heureux, tu ne penses pas ? - Je ne sais pas. - Si, moi je sais. Tu peux me faire confiance, ChloĂ©. Je ne sais pas grandchose mais ça, je le sais. Je ne suis pas plus clairvoyant quâun autre seulement jâai deux fois ton Ăąge. Deux fois ton Ăąge, tu te rends compte ? La vie, mĂȘme quand tu la nies, mĂȘme quand tu la nĂ©gliges, mĂȘme quand tu refuses de lâadmettre, est plus forte que toi. Plus forte que tout. Des gens sont revenus des camps et ont refait des enfants. Des hommes et des femmes quâon a torturĂ©s, qui ont vu mourir leurs proches et brĂ»ler leur maison ont recommencĂ© Ă courir aprĂšs lâautobus, Ă commenter la mĂ©tĂ©o et Ă marier leurs filles. Câest incroyable mais câest comme ça. La Vie est plus forte que tout. Et puis, qui sommes-nous pour nous accorder tant dâimportance ? Nous nous agitons, nous parlons fort et alors ? Et pourquoi ? Et puis quoi, aprĂšs ? - Quâest devenue la petite Sylvie pour laquelle Paul est mort dans la piĂšce dâĂ cĂŽtĂ© ? Quâest-elle devenue, elle ? Le feu va mourir⊠Il sâest levĂ© pour remettre une bĂ»che. Et moi, songeais-je, oĂč je suis dans tout ça ? Je suis oĂč, moi ? Il Ă©tait agenouillĂ© devant la cheminĂ©e. - Tu me crois, ChloĂ© ? Tu me crois quand je te dis que la vie est plus forte que toi ? - SĂ»rement⊠- Tu me fais confiance ? - Ăa dĂ©pend des jours. - Et aujourdâhui ? - Oui. - Alors tu ferais bien dâaller te coucher maintenant. - Vous ne lâavez jamais revue ? Vous nâavez jamais essayĂ© de prendre de ses nouvelles ? Vous ne lui avez jamais tĂ©lĂ©phonĂ© ? Il a soupirĂ©. - Tu nâen as pas eu assez ? - Non. - Jâai appelĂ© chez sa sĆur bien sĂ»r, jây suis mĂȘme allĂ© mais ça nâa servi Ă rien. Lâoiseau sâĂ©tait envolé⊠Pour la retrouver il aurait dĂ©jĂ fallu que je sache dans quel hĂ©misphĂšre la chercher⊠Et puis jâavais promis de la laisser tranquille. Câest une qualitĂ© que lâon peut me reconnaĂźtre tout de mĂȘme. Je suis beau joueur. - Câest complĂštement idiot ce que vous dites lĂ . Le problĂšme nâĂ©tait pas dâĂȘtre bon ou mauvais joueur. Beau ou mauvais perdant. Câest complĂštement dĂ©bile comme raisonnement, dĂ©bile et puĂ©ril. Ce nâĂ©tait pas un jeu quand mĂȘme⊠Si ? CâĂ©tait un jeu ? Il se rĂ©jouissait. - DĂ©cidĂ©ment, je ne me fais pas de souci pour toi, ma grande. Tu nâimagines pas lâestime que je te porte. Tu es tout ce que je ne suis pas, tu es ma gĂ©ante et ton bon sens nous sauvera tous⊠- Vous ĂȘtes soĂ»l, câest ça ? - Tu veux rire ? Je ne me suis jamais senti aussi bien ! Il sâest relevĂ© en se tenant au linteau de la cheminĂ©e. - Allons nous coucher maintenant. - Vous nâavez pas fini⊠- Tu veux mâentendre radoter encore ? ! - Oui. - Pourquoi ? - Parce que jâaime les belles histoires. - Tu trouves que câest une belle histoire ? - Oui. - Moi aussi⊠- Vous lâavez revue, nâest-ce pas ? Au Palais-Royal ? - Comment tu sais ça ? - Câest vous qui me lâavez dit ! - Ah bon ? Jâai dit ça ? Jâopinai. - Alors ce sera le dernier acte⊠Ce jour-lĂ , jâinvitais des clients au Grand VĂ©four. Câest Françoise qui avait tout organisĂ©. MillĂ©simes, mains dans le dos et mignardises. Jâavais sorti le grand jeu. Depuis le temps que je devais mây coller⊠Ce fut un dĂ©jeuner sans intĂ©rĂȘt. Jâai toujours dĂ©testĂ© ça. Passer des heures Ă table Ă plaisanter avec des types dont je me fous complĂštement et me cogner toutes leurs histoires de boulot⊠En plus, je passais pour le rabat-joie de la bande Ă cause de mon foie. Pendant trĂšs longtemps, je nâai plus bu une goutte dâalcool et ai demandĂ© aux garçons de me dire trĂšs prĂ©cisĂ©ment ce quâil y avait dans chaque plat. Enfin, tu vois le genre dâemmerdeur⊠Et puis, je nâaime pas tellement la compagnie des hommes. Ils mâennuient. Rien nâa changĂ© depuis les annĂ©es de pensionnat. Les farauds sont toujours les mĂȘmes et les fayots aussi⊠Jâen Ă©tais donc lĂ de ma vie, devant la porte dâun grand restaurant, un peu lourd, un peu las Ă taper dans le dos dâun autre gros cigare en rĂȘvant du moment oĂč je pourrais enfin desserrer ma ceinture quand je lâai aperçue. Elle marchait vite, courait presque et traĂźnait derriĂšre elle un petit garçon mĂ©content. Mathilde ? Ai-je murmurĂ©. Je lâai vue pĂąlir. Jâai vu le sol se dĂ©rober sous ses pieds. Elle nâa pas ralenti. Mathilde !, ai-je rĂ©pĂ©tĂ© plus fort, Mathilde ! Et je suis parti comme un voleur. Mathiiilde ! Je hurlais presque. Le petit garçon sâĂ©tait retournĂ©. Je lâai invitĂ©e Ă boire un cafĂ© sous les arcades. Elle nâa pas eu la force de refuser, elle⊠Elle Ă©tait si belle encore. Je me forçais. JâĂ©tais un peu gauche, un peu bĂȘte, un peu badin. CâĂ©tait difficile. OĂč vivait-elle ? Pourquoi Ă©tait-elle ici ? Quâelle me parle dâelle. Dis-moi comment tu vas ? Tu vis ici ? Tu vis Ă Paris ? Elle rĂ©pondait de mauvaise grĂące. Elle Ă©tait mal Ă lâaise et mordillait le bout de sa petite cuillĂšre. De toute façon je ne lâĂ©coutais pas, je ne lâĂ©coutais plus. Je regardais ce petit garçon blond qui avait rĂ©cupĂ©rĂ© tous les quignons de pain des tables voisines et lançait des miettes aux oiseaux. Il avait fait deux tas, un pour les moineaux, lâautre pour les pigeons et rĂ©gentait tout ce petit monde avec passion. Les pigeons ne devaient pas venir manger les miettes des plus petits. â Go away you ! â criait-il en leur donnant des coups de pied, â Go away you stupid bird ! â Au moment oĂč je me suis retournĂ© vers sa mĂšre en ouvrant la bouche, elle mâa coupĂ© la parole - Ne te fatigue pas, Pierre, ne te fatigue pas. Il nâa pas cinq ans⊠Il nâa pas cinq ans, tu comprends ?â Jâai refermĂ© ma bouche. - Comment sâappelle-t-il ? - Tom. - Il parle anglais ? - Anglais et français. - Tu as dâautres enfants ? - Non. - Tu⊠Tu⊠Je veux dire⊠tu vis avec quelquâun ? Elle a raclĂ© le sucre au fond de sa tasse et mâa souri. - Il faut que jây aille maintenant. On nous attend. - DĂ©jĂ ? Elle sâĂ©tait levĂ©e. - Je peux vous dĂ©poser quelque part, je⊠Elle a pris son sac. - Pierre, je tâen prie⊠Et lĂ , jâai craquĂ©. Je ne mây attendais pas du tout. Je me suis mis Ă pleurer comme une madeleine. Je⊠Il Ă©tait pour moi ce gamin. CâĂ©tait Ă moi de lui montrer comment chasser les pigeons, câĂ©tait Ă moi de ramasser son pull et de lui remettre sa casquette. CâĂ©tait Ă moi de le faire. En plus, je savais quâelle me mentait ! Il avait plus de quatre ans ce gamin-lĂ . Je nâĂ©tais pas aveugle quand mĂȘme ! Je savais bien quâelle me mentait. Pourquoi elle me mentait comme ça ? ! Pourquoi elle mâavait menti ? On nâa pas le droit de mentir comme ça ! On⊠Je sanglotais. Je voulais lui dire que⊠Elle a poussĂ© sa chaise. - Je te laisse maintenant. Moi jâai dĂ©jĂ tout pleurĂ©. - Et aprĂšs ? - AprĂšs je suis reparti⊠- Non mais je veux dire, avec Mathilde, aprĂšs ? - AprĂšs câest fini. - Fini, fini ? - Fini. Long silence. - Elle mentait ? - Non. Depuis jâai fait attention. Jâai comparĂ© avec dâautres gamins, avec tes filles⊠non, je crois quâelle ne mentait pas. Les enfants sont si grands maintenant⊠Avec toutes ces vitamines que vous mettez dans leurs biberons⊠Je pense Ă lui quelquefois. Il doit avoir presque quinze ans aujourdâhui⊠Il doit ĂȘtre immense ce gosse. - Vous nâavez jamais essayĂ© de la revoir ? - Non. - Et aujourdâhui ? Peut-ĂȘtre quâelle⊠- Aujourdâhui câest fini. Aujourdâhui je⊠Je ne sais mĂȘme pas si je serais encore capable de la⊠Il dĂ©pliait le pare-feu. - Je nâai plus envie dâen parler. Il est allĂ© fermer la porte dâentrĂ©e Ă clĂ© et a Ă©teint toutes les lampes. Je ne bougeais pas du canapĂ©. - Allez, Chloé⊠Tu as vu lâheure ? Va te coucher maintenant. Je ne rĂ©pondais pas. - Tu mâentends ? - Alors câest une connerie lâamour ? Câest ça ? Ăa ne marche jamais ? - Si, ça marche. Mais il faut se battre⊠- Se battre comment ? - Se battre un petit peu. Un petit peu chaque jour, avoir le courage dâĂȘtre soimĂȘme, dĂ©cider dâĂȘtre heur⊠- Oh ! Comme câest beau ce que vous dites lĂ ! On dirait du Paulo Coelho⊠- Moque-toi, moque-toi⊠- Ătre soi-mĂȘme, ça veut dire planter sa femme et ses gosses ? - Qui parle de planter ses gosses ? - Oh ! ArrĂȘtez. Vous comprenez bien ce que je veux dire⊠- Non. Je mâĂ©tais remise Ă pleurer. - Allez ! Partez maintenant. Laissez-moi. Je nâen peux plus de vos bons sentiments. Je nâen peux plus. Vous me gavez monsieur lâĂcorchĂ© vif, vous me gavez⊠- Jây vais, jây vais. DemandĂ© si gentiment⊠Au moment de sortir de la piĂšce, il a dit - Une derniĂšre histoire, je peux ? Je ne voulais pas. - Un jour, il y a bien longtemps, je suis allĂ© Ă la boulangerie avec ma petite fille. CâĂ©tait rare que jâaille Ă la boulangerie avec ma petite fille. CâĂ©tait rare que je lui donne la main et câĂ©tait plus rare encore que je sois seul avec elle. Ce devait ĂȘtre un dimanche matin, il y avait du monde dans la boulangerie, les gens achetaient des fraisiers ou des vacherins. En sortant, ma petite fille mâa demandĂ© de lui donner le croĂ»ton de la baguette. Jâai refusĂ©. Non, lui ai-je rĂ©pondu, non. Quand nous serons Ă table. Nous sommes rentrĂ©s et nous nous sommes tous assis pour dĂ©jeuner. Une gentille petite famille. Câest moi qui ai coupĂ© le pain. Jây tenais. Je voulais honorer ma promesse. Mais quand jâai tendu le croĂ»ton Ă ma petite fille, elle lâa donnĂ© Ă son frĂšre. - Mais tu mâas dit que tu le voulais⊠- CâĂ©tait tout Ă lâheure que je le voulais, a-t-elle rĂ©pondu en dĂ©pliant sa serviette. - Mais, il a le mĂȘme goĂ»t, ai-je insistĂ©, câest le mĂȘme⊠Elle a tournĂ© la tĂȘte. - Non merci. - Je vais aller me coucher, je vais te laisser dans le noir si câest ça que tu veux mais avant dâĂ©teindre, je voudrais poser une question. Je ne te la pose pas Ă toi, je ne me la pose pas Ă moi, je la pose aux boiseries - Est-ce que cette petite fille tĂȘtue nâaurait pas prĂ©fĂ©rĂ© vivre avec un papa plus heureux ? Fin